Full Metal Jacket :  une fiction pour scruter la nature humaine et en faire son Histoire

" N'importe, personne n'a entrevu que ma volonté était de faire un travail purement philologique, que je crois d'un vif intérêt historique et social." Emile Zola, préface de L'Assomoir, 1877. 

Pourquoi, après avoir réalisé et reconnu quatre films "de guerre"? revenir en 1987 sur le "bourbier vietnamien" ? Pourquoi, alors que des réalisateurs comme Michael Cimino, Francis Ford Coppola et Oliver Stone ont déjà connu le succès avec des films sur l'enfer du Vietnam, pourquoi, donc, se replonger près de vingt ans après les événements relatés, dans ce cauchemar américain ? Fallait-il revenir sur une défaite au moment où les Etats-Unis réaffirment leur puissance dans le contexte de la guerre froide ?

" America is back" Ronald Reagan, 1980 et 1984

Contextes

Que restait-il à dire sur cet échec américain dans une guerre asymétrique, une guerre sans front ? Beaucoup de choses. Stanley Kubrick a mis sept ans pour préparer son film. Son travail de documentation est tel qu'il est en mesure de représenter la guerre "au raz du sol" à la façon d'un Stendhal dans la Chartreuse de Parme tout en rendant compte des enjeux généraux de la bataille comme le fait Hugo dans Les Misérables. Mais le récit de Kubrick n'est pas un récit épique. La guerre décrite de ce point de vue américain est une guerre sans héros, sans règles, sans valeurs, sans idéal.  Kubrick n'a pas inventé les civils visés et abattus par les soldats américains dans les "zones de libre tir". On retrouve les propos de combattants désabusés s'interrogeant sur les raisons de leur engagement dans les lettres de soldats ou dans des documents majeurs comme les Pentagone Papers. L'animosité entre les soldats exposés au feu, les grognards, les grunts qui ne représentent qu' une minorité des mobilisés et ceux de l'arrière, les REMFS , Rear echelon mother fuckers, la majorité des soldats américains présents au Viêtnam, est une réalité de ce conflt . La défiance des américains vis à vis de leur alliés du sud vietnam n'est pas fictive. Le choix  de Kubrick d'évoquer la bataille du Têt est extrêmement judicieux. Il s'agit en effet d'un tournant dans la guerre. A la veille de cette offensive nord-vietnamienne, la propagande nord américaine représentée dans le film par la rédaction du journal de l'armée Stars and Stripes, insiste sur l'affaiblissement et la désorganisation de l'ennemi. Or l'attaque lancée par les troupes du Nord Viêtnam en janvier 1968 a beau se solder par un échec à la fin du printemps 1968, elle prouve que les forces communistes sont loin d'être défaites. Les médias sont présents sur les zones de combats comme on peut le voir dans le fascinant travelling de l'équipe de télévision. Ils rendent librement compte de la situation aux Etats-Unis. Les images diffusées ont alors un impact considérable sur l'opinion publique américaine. Celle-ci finit par désapprouver l'engagement au Viêtnam. La guerre est alors perçue comme "ingagnable" et Richard Nixon, successeur du président Lyndon Johnson, amorce le retrait des forces armées américaines remplacées par des troupes sud-vietnamiennes. C'est le début du processus de "vietnamisation". Le méticuleux Kubrick ne se perd donc pas dans les détails. Il est conscient des enjeux généraux du conflit.  Il permet de les percevoir.

Fiction

C'est pourtant bien une fiction qu'il réalise. Il s'appuie, en effet sur le roman  de Gustav Hasford, The Short Timers (traduit en français sous le titre Le Merdier) pour élaborer avec Michel Herr, l'auteur de Dispatches (Putain de mort en français) le scénario du film. Le projet de Kubrick est-il de réaliser une oeuvre strictement réaliste ? On peut en douter quand on sait qu'il se réjouit finalement de tourner dans un ancien complexe industriel promis à la destruction de la banlieue de Londres plutôt qu'au Vietnam. Cherche-t-on à reproduire le conflit de façon ultra-réaliste quand on se contente de quatre palmiers pour évoquer les paysages vietnamiens ?

En réalité, comme Emile Zola dans la série des Rougon-Macquart, Kubrick explore avant tout la nature humaine.

Ordre et désordres

« Deux dangers ne cessent de menacer le monde : l’ordre et le désordre »

Paul Valery

Dans la première partie du film, il décrit d'abord le processus par lequel l'instruction militaire cherche à aliéner et à déshumaniser les combattants. Il s'adjoint les services d'un ancien instructeur militaire pour faire un inventaire de tous les procédés employés pour créer des tueurs : humiliation, perte d'identité,  survirilisation, développement de l'instinct grégaire, désolidarisation vis à vis des éléments non-conformes. Dans cette première partie règne l'ordre. Les plans sont organisés de façon symétrique. Ils sont le reflet d'une forme de domination sociale qui n'accepte pas la différence ou l'expression de la différence. D'une certaine façon, l'ambition est totalitaire. Il s'agit de faire des hommes nouveaux.

Stress disorder

"A psychotic is a guy who's just found out what's going on - Un psychotique est un type qui vient de découvrir ce qui se passe vraiment " William S. Burroughs cité par Gustav Hasford dans The Short Timers

Face à ce type d'entraînement, peu d'alternatives. Il n'y a qu'une issue, celle vers laquelle se dirigent la plupart des lignes de perspective. Quand le soldat Pyle (grosse baleine) semble en apparence se couler dans le moule. Il est, en réalité, passé de l'autre côté. Il se suicide après avoir abattu son sergent instructeur. C'est le risque que l'on court lorsqu'on cherche à libérer la part d'ombre de chaque homme si on en croit C. G. Jung. Dans cette logique, le travail du  sergent Hartmann se réduirait à faire ressurgir le mal présent en chacun. Le soldat Joker écrit Born to kill sur son casque et fait explicitement référence au concept de la dualité de l'homme dans la deuxième partie du film.

Rupture

Cette première partie tranche avec la seconde. A ce moment du film, Kubrick utilise pour la première fois un fondu au noir. Le contraste est alors frappant entre les défilés au cordeau organisés sur la base de Parris Island en Caroline du Sud et la désorganisation des unités combattantes. La brutalisation des combattants est une constante des conflits du 20ème siècle comme l'a démontré George Mosse

Pourquoi se battent-ils ?

Le propos comme la forme du film sont le reflet de cette interrogation. Les soldats ne savent plus pourquoi ils se battent. Ce que traduit le propos de Jocker en voix off à la fin du film : "Je vis dans un monde merdique, oui, mais je suis vivant et je n'ai pas peur". Il reprend d'ailleurs la conclusion du soldat Baleine : "un monde de merde". Mais contrairement au soldat Baleine sa réponse au désenchantement, c'est de rester en vie en faisant le deuil de ce qu'il est, de ses valeurs, de ses idéaux. L'idéal est-il du côté de la combattante qui abat les soldats américains les uns après les autres ? Est-il du côté de celui qui devient  criminel de guerre en achevant une femme combattante ? Définitivement, dans la guerre que décrit Kubrick, il n'y a pas de héros. La guerre ne se réduit pas non plus à l'opposition des bons et des mauvais. Une fois de plus, Kubrick montre donc l'absurdité de la guerre. Dans les Sentiers de la Gloire, la critique était essentiellement sociale. Dans ce film de 1957, une élite militaire ambitieuse et cynique pousse au sacrifice le commun des combattants. Dans Full Metal Jacket, le constat est plus terrible encore : la violence de guerre est une violence profondément humaine

Le cercle

Quand Jocker, retrouve son camarade Cow Boy, le réalisateur inscrit l'unité de grognards dans une enceinte. A ce stade du film, la figure du cercle revient à plusieurs reprises, dans le décors par exemple ou dans la disposition des soldats autour de leurs camarades. L'unité de combat semble vivre désormais dans un monde clos, suivant sa propre logique, à l'écart de la civilisation et ses règles dirait Norbert Elias. On perçoit cette absence d'idéal dans le décalage produit par l'image d'une armée d'ombres marchant  dans l'enfer du Viêtnam en chantant la chanson du club Mickey...

Musique

Kubrick ne veut pas créer d'empathie entre le spectateur et la guerre. Il met donc se dernier à distance au moyen d'une bande son empruntée aux succès du Rock. Cette musique joue souvent le rôle d'un chœur antique ironique. comme dans la scène d'ouverture quand les soldats sont rasés ou encore, de façon plus glaçante, dans la chanson des Rolling Stones qui accompagne le générique.  Finalement le coeur de Mick Jagger est peint en noir comme l'âme des combattants. 

C'est donc un portrait bien sombre que l'ancien photographe Kubrick tire de l'homme. C'est pour cette raison qu'on a souvent présenté le réalisateur comme un humaniste pessimiste. Pourtant, les propos de 1987 recueillis par Michel Ciment sont plutôt optimistes. Ne déclare-t-il pas : "C'est peut-être une illusion de penser qu'en montrant la guerre comme quelque chose de mauvais, mais cela rendra les gens moins désireux de se battre. Mais je pense que Full Metal Jacket suggère qu'il y a davantage à dire sur la guerre que de déclarer que c'est un mal. La guerre du Vietnam  fut, bien sûr, une erreur tragique dès le départ, mais je crois qu'elle nous a appris quelque chose d'utile. S'il n' y avait pas eu cette guerre, nous serions probablement en train de nous battre au Nicaragua. je crois aussi qu' on a fini par comprendre la leçon  qu'il ne faut pas commencer à songer à entamer une guerre si notre survie n'en dépend pas. Les théories populaires à l'époque comme celle des dominos, ne marcherons plus dans le futur".

Il peut être intéressant de confronter ce point de vue aux engagements des Etats-Unis dans les années qui suivirent ce film.

Récit épique : histoire plus ou moins véridique exaltant les prouesses et les performances de guerre d'un héros.

Aliénation : asservissement et perte du libre arbitre d'un individu.

Guerre asymétrique : conflit opposant des forces déséquilibrées en puissance et différentes par leurs organisations.  Exemple : guérilla opposant un groupe limité de combattants sous équipés mais très mobilisés à une armée régulière de type colonial ou impérialiste.

Brutalisation : approximativement "Ensauvagement en Français". Concept de l’historien G. Mosse qui désigne ainsi dans le contexte de la première guerre mondiale  la contagion des sociétés des pays belligérants en temps de paix par des habitudes, des pratiques de violence extrême contractées sur le champ de bataille lors du premier conflit mondial. Cette brutalisation nait selon G. Moss dans l’expérience de la guerre et dans l’affirmation de valeurs et de sentiments nouveaux :  le nationalisme, la diabolisation de l’ennemi, culte de la virilité, l'esprit de sacrifice et de camaraderie.

Crime de guerre :  violations des lois et des coutumes de la guerre (mauvais traitements infligés aux prisonniers et aux civils, exécutions sommaires, travaux forcés, pillages, destructions ou dévastations sans motifs militaires).

Auteur : Nérée Manuel