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L’historien et les mémoires de la seconde guerre mondiale en France

 

 

" L'historien n'est pas celui qui sait mais celui qui cherche " Lucien Febvre

 

 

Le 4 septembre François Hollande et le président de la République Fédérale Allemande, Joachim Gauck , se sont rendus à Oradour-sur-Glane pour rendre hommage aux victimes de la division « Das Reich ». Ils ont ainsi participé au devoir de mémoire nécessaire pour ne pas oublier les horreurs de cette période.

 

Si la mémoire et l’histoire ont de commun d’être des récits du passé, la mémoire se distingue par son caractère subjectif. Elle peut être individuelle et collective. Dans ces conditions, elle peut être définie comme une pratique sociale ayant pour objet la représentation du passé et l'entretien du souvenir.  En principe l’histoire se veut plus objective. Elle affiche comme but la recherche de la vérité. Sa démarche repose sur l’étude et la confrontation des sources. Mais cette science humaine a des limites. Pierre Nora dit d’elle qu’elle « […] est la reconstruction toujours problématique et incomplète de ce qui n'est plus ». L’Histoire est donc une construction et il n’y a pas, dans le domaine, de vérité définitive. Sans faire de relativisme car le récit historique s’élabore quand même sur des faits bien établis, c’est avec prudence qu’il convient d’aborder tout récit sur le passé. D’ailleurs l’évolution de ce récit nous invite à être vigilants dès qu’un discours sur le passé nous est imposé. Tous ces enjeux sont présents quand on aborde la question de la seconde guerre mondiale.

 

Pb : Y-a-t-il une ou des mémoires de la seconde guerre mondiale ? Le récit sur cette période a-t-il évolué ? Les mémoires mises en avant sont-elles toujours les mêmes ? L’évolution du contexte explique-t-elle l’évolution du discours ? Face aux représentations de la société française sur son passé douloureux, quel est le rôle de l’historien ? Parvient-il à imposer la vérité ? S’intéresse-t-il justement à la façon dont ces représentations changent avec le temps ?

 

I Les mémoires construites au sortir de la seconde guerre mondiale ….

a)     …sont inégalement mises en avant

La mémoire de la résistance est d’abord mise en avant. Entre 45 et 49, une vingtaine de films évoquent le conflit et la résistance en particulier. On peut citer « La bataille du rail » de René Clément en 1946. Ce sont les débuts du résistancialisme. Ce mythe se développe  essentiellement autour de deux résistances : la résistance communiste d'une part et la résistance gaulliste d'autre part. C'est l'époque où le parti communiste développe le thème du " parti des 75 000 fusillés " selon lequel, les communistes auraient payé le plus lourd tribu pendant la seconde guerre mondiale. En réalité, le nombre de victimes communistes devrait être ramené à 25 000. Les Gaullistes mettent en avant la légitimité de l'homme du 18 juin.

D’autres mémoires sont occultées. C’est le cas de celle des combattants républicains espagnols qui ont participé à la libération de Paris. Ce phénomène d’occultation concerne aussi la résistance socialiste, la résistance non armée, la résistance féminine et la résistance des dissidents antillais.  A contrario, la mémoire immédiate des relations personnelles entretenue par certaines femmes avec l’occupant donne lieu à la pratique infamante de la tonte destinée à marquée les esprits. Pourtant, l’épuration officielle s’est avérée partielle et certains parcours ou certaines responsabilités furent volontairement « oubliés ».  C’est le cas de Maurice Papon, dont la carrière de fonctionnaire ne connaît pas de rupture de Vichy au rétablissement de la République.

Pendant cette période également, d’autres mémoires passent au second plan. C’est le cas de la mémoire du génocide. Si certains auteurs comme le philosophe François Azouvi contestent le mythe du  « grand silence » à cette époque là, il semble quand même que les déportés peinent alors  à faire entendre leurs voix. A titre d’exemple, le témoignage du chimiste italien Primo Lévi publié en 1947, n’est pas traduit en France avant 1961 (première traduction).  Au sortir de la seconde guerre mondiale, la mémoire s’avère donc sélective. Elle oscille entre hypermnésie et occultations.

 

Résistancialisme : mythe selon lequel pendant la guerre les français furent majoritairement et naturellement résistants face au régime de Vichy.

b)     …, pour des raisons liées le plus souvent au contexte.

 

Il faut dire que dans la France euphorique de la libération, le témoignage des déportés dérange. D’abord, il culpabilise ceux qui n’ont rien fait. Ensuite, ceux qui les écoutent ne peuvent réellement imaginer et concevoir les horreurs vécues. Certains interlocuteurs disent «  mais, nous aussi nous avons souffert pendant la guerre …. ». Pour finir, les déportés à leur retour des camps ont un sentiment de culpabilité vis-à-vis de ceux qui ne sont pas rentrés.

A l’opposée, la mémoire des résistances gaullistes et communistes sont très vite magnifiées comme l’illustre l’utilisation précoce de la mémoire de Guy Môquet. Le parti communiste, à qui certains pourraient reprocher l’engagement relativement tardif  dans la résistance armée contre l’occupant Allemand à partir du printemps-été 41, commémore ses fusillés et renforce ainsi sa légitimité. Par ailleurs, pour appeler à la reconstruction, De Gaulle a  besoin de l’attitude conciliante du Parti Communiste qui est alors très influent. Il décore donc très vite Guy Môquet, à titre posthume de la croix de Guerre, de la médaille de la résistance et le nomme chevalier de la légion d’honneur. C’est aussi pour pouvoir d’administrer une France en plein redressement et pour assurer une certaine réconciliation nationale qu’une forme d’amnésie est entretenue sur le passé de certains cadres de l’Etat. Après l’épuration sommaire, l'épuration judiciaire est étendue mais incomplète (Conan, Rousso). 50000 enquêtes sont lancées mais, finalement, peu de sanctions sont prises. En 1949, René Bousquet, secrétaire général de la Police sous Vichy, organisateur de la rafle du Vel d’Hiv’ n’est condamné qu’à cinq ans d’indignité nationale par la Haute cour de Justice. Il est pourtant l’un de sresponsables de la déportation de 59000 juifs de France sur les 76 000 qui furent déportés (Conan, Rousso).


II …méritent d’être rectifiés par le travail des historiens et des témoins.

a)     Ces derniers rappellent l’horreur du génocide et les responsabilités françaises…

A partir  des années 60, la mémoire du Génocide refait surface. Les témoignages deviennent plus nombreux. En 1955, le film " Nuit et Brouillard " d'Alain Resnais et Jean Cayrol évoque les camps de concentration et d'extermination. En 1978, Serge Klarsfekd publie a compte d’auteur Le Mémorial de la Déportation des Juifs de France. En 1985, Claude Lanzmann réalise "Shoah ". Dans le même temps, des correctifs commencent à être apportés par les historiens. Pour commencer, en 1951, le Comité d'Histoire de la Seconde guerre mondiale, revient sur le mythe résistancialiste en montrant la diversité des parcours et des attitudes pendant le conflit. En 1953, le procès des responsables du massacre d'Oradour-sur-Glane pose la question des "Malgré-nous", ces alsaciens et mosellans de la Wehrmacht qui ont participé aux campagnes de l'armée allemande.http://www.ina.fr/video/ST00001299719

 

 

 

 

En 1971, sort au cinéma le film de Marcel Ophüls « Le chagrin et la pitié » où apparait une autre image de la France pendant la seconde guerre mondiale à travers les accommodements voir la claire collaboration de certains.   Ensuite en 1973, le livre " La France de Vichy " de Robert-O. Paxton est traduit en Français. L'historien américain y démontre  en particulier la responsabilité autonome du régime de Vichy dans le Génocide.


Shoah : mot hébreux signifiant catastrophe. Ce terme qui se développe dans les années 80 désigne l'extermination des juifs d'Europe, permet d'insister sur la spécificité du génocide juif.

b)     …dans un nouveau contexte.

Celui-ci est d’abord international. En Israël, en 1961, le procès Eichmann pose la question de la " banalité du mal " selon l'expression de la philosophe Hannah Arendt (cette dernière fut un temps internée à Gurs)  Ensuite en 1967, a lieu la " guerre des six  jours ". Par ce conflit, les dirigeants israéliens souhaitent assurer la survie de l'Etat d'Israël que les juifs ont obtenu au sortir de la seconde guerre mondiale. Exprimer à nouveau la mémoire du Génocide, renforce la légitimité d'un Etat Israélien qui ne devrait pas être remise en cause. Dans les mêmes années 60, en Europe  s’amorce un rapprochement avec l'Allemagne, le sentiment antiallemand s'estompe. Le traité de l'Elysée est signé en janvier 1963 et il devient de plus en plus difficile, compte tenu des réalités de la collaboration, de faire reposer l’entière et unique responsabilité du Génocide sur l’Allemagne nazie. Le III ème Reich est le responsable premier (Conan, Rousso) mais la shoah est aussi un génocide européen.

 

En France, le travail des historiens est facilité. La loi de 1979, libéralise en effet l’accès aux archives. Pourtant, des menaces pèsent encore sur la façon de présenter la seconde guerre mondiale. Dans un contexte où des lois d'amnistie sont adoptées en 1951 et 1953 au bénéfice des collaborateurs, les maréchalistes commencent à développer l'idée selon laquelle Pétain aurait été le bouclier permettant de protéger la France pendant la guerre et de réduire ses souffrances sous l'occupation, tandis que De Gaulle aurait été l'épée. Plus grave encore, dans le courant des années 80, commencent à être développées des thèses négationnistes. Les négationnistes comme Robert Faurisson remettent en cause l'existence des chambres à gaz en développant une forme d'hyper-criticisme : le révisionnisme. Il s’agit en réalité d’une falsification de l’Histoire.


Le négationnisme : théorie qui nie l'existence du génocide en utilisant la méthode du révisionnisme. Il s'agit en réalité d'une falsification de l'Histoire. Réfutée par les historiens, elle est passible de poursuite devant la justice (loi Gayssot, 1990).
Maréchalisme :
fidélité à la personne de Pétain et à son image de « sauveur de la France ». 



III Face aux risques d’instrumentalisation et de falsification, la mémoire et la connaissance restent nécessaires.

a)     Les responsabilités sont reconnues et la mémoire est entretenue….

Les criminels sont jugés même si les faits sont anciens. La loi de 1964 rend les crimes contre l'humanité strictement imprescriptibles. Ainsi, en 1987, Klaus Barbie est jugé et condamné à la prison à perpétuité. C’est le cas également de

Paul Touvier, officier de police collaborationniste en 1994. En 1998, après seize ans de poursuite Maurice Papon est condamné à 10 ans de réclusion criminelle. Par ailleurs, la responsabilité de l'Etat français dans le Génocide est reconnue par J. Chirac en 1995. http://www.ina.fr/video/CAB95040420.

 

 

 

Ce que François Mitterrand  refusait de faire considérant qu’en «1940, il y a eu un « Etat français », c’était le régime de Vichy, ce n’était pas la République ». A ses yeux, il s’agissait d’une parenthèse. Ce dernier, met cependant en place après l’échec de la commémoration de la Rafle du Vel d’Hiv’ en 1992, une journée de " commémoration des persécutions racistes et antisémites " fixée au 16 juillet. Si les 50 ans de la libération du Camps d'Auschwitz n'ont pas fait l'objet d'une commémoration particulière, les 60 ans par contre sont l'occasion d'une diffusion d'une grande quantité de témoignages ou d'œuvres sur cette question. En 2000 est mise en place une fondation pour la Mémoire de la Shoah présidée Mme Simone Veil qui fut elle-même déportée. Cependant, une mémoire reste longuement occultée : celle du génocide tzigane. Le travail de plusieurs historiens permet cependant de rappeler l’existence en France de camps d’internement pour les Tziganes. Depuis, une proposition de loi pour la reconnaissance du génocide Tzigane a été déposée en 2012. Elle n’a pas encore été votée.    

                                  

Crime contre l’humanité : c'est un crime imprescriptible. Cette notion juridique désigne l'assassinat, l'extermination, l'asservissement, la déportation, la persécution ou tout acte inhumain commis pour des motifs politiques, raciaux ou religieux à l'encontre d'une population.

 

b)     …non sans susciter quelques polémiques.

En 2007, le président de la République fraichement élu Nicolas Sarkozy, demande que la lecture de la lettre de Guy Môquet soit faite dans les établissements scolaires. Cette proposition est défendue par  ceux qui considèrent que dans ce travail de mémoire, l’exemple de l’engagement du jeune militant communiste, permet d’édifier la jeunesse française. D’autres y voient une tentative d’instrumentalisation qui  recourt à l’émotion pour imposer une mémoire selon expression de Paul Ricoeur. Cette question est également posée lorsque Nicolas Sarkozy envisage de faire prendre en charge à chacun des élèves du primaire la mémoire d’un enfant juif déporté. Mme Simone Veil exprime alors des réserves sur ce sujet.

 

Conclusion :

Il n’y a donc pas une mais des mémoires de la seconde guerre mondiale. La représentation du passé change d’ailleurs progressivement. Cela peut s’expliquer, entre autres, par la relation dialectique qui existe entre l‘ Histoire et la Mémoire de cette période. Au sortir du conflit, la France et les français donnent d’eux-mêmes une certaine image à travers le mythe résistancialiste. Les historiens finissent par la corriger en soulignant les responsabilités du régime de Vichy et de la collaboration. Celui-ci est coresponsable du génocide juif. La mémoire de la shoah finit pas se diffuser progressivement à travers les œuvres et les témoignages. Les représentations changent donc avec le travail des historiens. Ceux-ci contribuent  à empêcher la falsification de l’histoire, l’occultation ou l’instrumentalisation de la mémoire.  On ne peut donc opposer simplement Histoire et Mémoire puisque comme l’écrit Nicolas Offenstadt, « Cette distinction n'est pas sans poser problème tant l'historien est lui même inséré dans des enjeux de mémoire, qu'il soit partie prenante de leur définition ou bien pris à témoin par les porteurs des identités en jeu ».

 

Supplément :

L’étude de la lettre de Guy Môquet et des enjeux de mémoire qui l’ont accompagnée présente un intérêt historique majeur :

Elle permet de distinguer l’approche mémorielle du travail de l’historien. Fort émotionnellement, ce document n’apporte pas beaucoup d’informations historiques. Il n’est retrouvé qu’en 1986, à la mort de Prosper Môquet, le père de Guy Moquet. La mémoire de ce dernier est pourtant honorée depuis beaucoup plus longtemps. Dès la fin de la seconde guerre mondiale, le Parti Communiste Français commémore ses fusillés de Châteaubriant. Très vite également, De Gaulle l’honore à titre posthume en tant que résistant. Enfin, en 2007, N. Sarkozy demande que la lettre soit lue le 22 octobre dans les écoles. 

Mais un certain nombre d’oublis jalonnent l’histoire de la « mémoire » de Guy Môquet.

A la fin  de la guerre, le « parti des fusillés » fait l’impasse sur le contexte de l’arrestation de Guy Môquet. Or, entre le 23 aout 1939 (signature du pacte germano-soviétique) et le 22 juin 1941 (lancement du plan Barbarossa allemand contre l’URSS), l’attitude du Parti Communiste Français est ambigüe. Si des communistes se sont très vite engagés contre l’occupant (Angèle Del Rio Yves Bettini cotre Pétain en nov. 40 à Toulouse), la ligne officielle dictée par Staline depuis Moscou est plus «conciliante » vis-à-vis des représentants du IIIème Reich. Les choses changent du tout au tout au printemps-été 1941. Des militants communistes s’engagent alors résolument dans la lutte armée contre l’occupant (attentat du colonel Fabien) et le régime de Vichy. Au sortir de la guerre, De Gaulle honore lui aussi Guy Môquet en tant que résistant. Il existe pourtant une polémique sur la nature de cette résistance et surtout sur le contenu des tracts distribués par le jeune militant communiste. L’étude du contexte permet de comprendre que De Gaule le fait pour se concilier le Parti Communiste à un moment, au sortir de la guerre où celui-ci est très influent. Gaullistes et Communistes insistent alors surtout sur la « barbarie allemande ». Le rôle de Vichy et de la collaboration passe au second plan. Enfin, lorsqu’en 2007, il est demandé de lire la lettre de Guy Môquet sans faire référence à son militantisme communiste. La mémoire est donc sélective. Passée l’émotion, les choix révèlent que le risque d’instrumentalisation n’est pas loin. Le rôle de l’historien est donc de confronter les documents à sa disposition pour tenter de faire émerger toutes les vérités avec la plus grande rigueur et surtout la plus grande objectivité même si son discours reflète un point de vue particulier. Son discours peut d’ailleurs évoluer avec l’apparition de nouvelles sources et les progrès de cette science humaine qu’on appelle l’histoire.

 

Auteur : Nérée Manuel

Bibliographie :

JOUTARD P., Le devoir d’oubli, in La Guerre Civile, 2000 ans de Combats fratricides, l’Histoire, n°311, août-juillet 2006. [CDI]

OFFENSDTADT N. (sd.), Les mots de l’Historien, Presses Universitaires du Mirail, 2004.

Entretien avec Paul RICOEUR, Parcours philosophique, Le Magazine littéraire,  n°390, septembre 2000. [CDI]

RICOEUR P., La mémoire, l’histoire, l’oubli, Éditions du Seuil, coll. Points, 2000. [CDI]

NORA P. (sd.), Les lieux de mémoire, Gallimard,1984.

PERNOT M., Un camp pour les Bohémiens, Mémoires du camp d’internement de Saliers, Actes Sud, 2001.

http://www.lemonde.fr/societe/infographe/2010/04/05/l-internement-des-tziganes-une-histoire-francaise_1328867_3224.htm.

CONAN E., ROUSSO H., Vichy, un passé qui ne passe pas, Pluriel, 2013 (Nlle ed.)

AZOUVI F., Le mythe du grand silence, Auschwitz, les Français, la mémoire, Paris, Fayard, 2012.

Dernière mise à jour : 09/13

 

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