Le cyberespace, entre réseaux et territoires
(infrastructures, acteurs, liberté ou contrôle des données…)
« Le cyber ? : un autre morceau du monde » Stuart Russell,
professeur d’informatique à Berkeley
Le terme cyberespace
est dérivé de l'anglais cyberspace. Il nait dans la littérature de
science-fiction des années 80 alors qu'internet n'est pas encore ouvert au
public. Dès 1982, l'auteur William Gibson en donne une définition très proche
de la réalité que le terme désigne aujourd'hui. Il parle alors dans sa nouvelle
Burning Chrome de "représentation
abstraite des relations entre les systèmes de données. Les programmateurs
légitimes se branchent sur le secteur de leur employeur dans la matrice pour se
retrouver entourés de structures géométriques brillantes représentatives des
données de l'entreprise." Aujourd'hui, l'expression cyberespace peut désigner l'espace
virtuel d'échange de données numériques mais aussi l'ensemble des infrastructures matérielles ou immatérielles qui permettent
leur diffusion.
Cette
dernière précision amène à s'interroger sur le caractère virtuel du
cyberespace. Peut-on considérer qu'il est entièrement dématérialisé ? Gibson
évoque des programmateurs et des entreprises, quels sont aujourd'hui les acteurs
du cyberespace ? Les Etats ont-ils un rôle à jouer dans ce domaine ? Ce dernier
échappe-t-il à leur souveraineté ?
Cyberespace : ensemble des
données numériques disponibles sur internet et infrastructures matérielles et
logicielles qui assurent leurs diffusions (définition large).
Cyberespace : espace virtuel
d'échange de données numériques dans lequel naviguent les internautes
(définition restrictive).
I Les "trois
couches" du cyberespace.
a)
La première couche : les infrastructures matérielles.
La première
couche du cyberespace est constituée par les éléments techniques matériels nécessaires à la diffusion des
données. Contrairement à une idée reçue, les satellites ne représentent qu'1% des flux numériques. On en compte
2063 en activité (2019). Mais seulement 3% servent aux flux de communication.
Ils sont la propriété d'agences
spatiales étatiques mais ils peuvent être lancés par des entreprises privées comme Space X. Les data centers sont des lieux
de stockage de données numériques. Ils regroupent des ordinateurs centraux
des serveurs et tous les équipements nécessaires à le
distribution des flux numériques comme les baies de brassage. On comptait 4438
data centers dans le monde dans 122 pays mais 40% d'entre eux sont aux
Etats-Unis. Dans le secteur de la Silicon Valley, à elle seule la ville de Santa Clara en compte 20.
Les câbles
sous-marins représentent 99% des flux numériques. Ils sont longs de 1.3
millions de km. Ils sont la propriété d'entreprises
privées spécialisées comme les français Alcatel et Orange, l'américain TE subcom, le japonais NEC. Les géants du numérique s'y
intéressent de plus en plus. Les GAFAM
réalisent désormais 50% des investissements en matière de câbles sous marins.
La collaboration entre Orange et Google permet actuellement la mise en place du
câble transatlantique Dunant. Le cyberespace est donc structuré par des
réseaux physiques interconnectés très concrètement inscrits dans la géographie
terrestre. Toutes les infrastructures en question relèvent de juridictions nationales et internationales
précises.
b)
La deuxième couche : les infrastructures numériques ou l'infrastructure
logique.
La deuxième
couche est constituée par tous les protocoles
et applications qui permettent à l'information de circuler en paquets de données numériques. Depuis
1983, l'architecture globale repose sur le protocole
TCP/IP
(Transmission Communication Protocole/Internet Protocole). Pour faire simple,
il s'agit d'un standard de communication qui fixent les règles d'émission et de réception qui permettent aux adresses
IP de bien les accepter. Ils permettent le découpage,
le nommage et l'adressage des données. D'autres outils et logiciels
permettent la mise en forme de ses données. Ils font aussi partie de la
deuxième couche du cyberespace.
c)
La troisième couche : les données, le contenu.
Dans le monde environ 2.5 trillions d'octets de données numériques sont créées chaque
jour. Elles constituent ce qu'on appelle le big data c'est à dire l'ensemble volumineux de données informatiques.
Une partie de ces données sont reliées entre elles par des liens hypertexte sur internet. C'est ce qu'on appelle le web. Seule une partie du web est
accessible à tous depuis l'ouverture d'internet au public en 1990 avec
l'invention du world
wide web (WWW). Il s'agit en réalité de la surface du web. En effet, une grande partie des pages web échappe
aux moteurs de recherche. Elles sont produites par des institutions ou des
organismes pour les besoins de leurs activités. C'est ce qu'on appelle le deep web. On estime qu'il représente 75% du
web. Ceci explique la métaphore de l'iceberg souvent utilisée pour décrire le
web. Au plus profond du web, se cachent des pages correspondant à des activités
illicites. C'est ce qu'on appelle le dark web. Il
n'est accessible qu'à l'aide d'outils informatiques appropriés dont l'une des fonction est d'empêcher l'identification des adresses IP.
Deep web : ou "internet profond" ensemble des pages web
que les moteurs de recherche ne peuvent pas identifier.
Dark web : ou "web sombre" : sites ayant des visées
criminelles ou proposant des messages ou des biens illicites. Ils ne sont
accessibles qu'à l'aide d'outils informatiques appropriés.
II Dans le cyberespace
de multiples acteurs défendent jalousement leur liberté ou leur souveraineté.
a)
Par ordre d'entrée en scène,...
Il convient de rappeler que l'origine d'internet
est américaine et militaire. Le réseau internet est l'héritier d'un projet de
l'agence américaine pour les projets de recherche avancée de défense (DARPA).
On l'appelle alors ARPANET. Il
s'agissait, dans le contexte de la guerre froide, de créer un réseau de communication décentralisé
capable de fonctionner même en cas d'attaque nucléaire. C'était donc un projet
d'Etat. Des chercheurs se sont ensuite emparés de la technique pour mettre en
relation des ordinateurs et communiquer des données. Des entreprises comme IBM et Apple se sont ensuite sérieusement
intéressées à cette technologie. Dès 1969, ce réseau permet de connecter quatre
universités américaines. Au début
des années 70 ( 1973-1974), le protocole TCP/IP est conçu pour utiliser le réseau en dehors
d'ARPANET. En 1990, la création des pages html et l'ouverture au public
d'internet permet la formation du web. Dès la fin des années 90, des sociétés commencent à prospérer en
mobilisant cette technologie. On peut citer à l'époque Yahoo, Amazon, Netscape
ou AOL (ces deux dernières sociétés ont été absorbées depuis).
En 1998 est créée l'ICANN (Internet Corporation for Assigned
Names and Numbers) organisation californienne de droit
américain chargée à l'origine de l'attribution des noms et adresses sur
internet. La même année, la création de Google permet de faciliter les
recherches sur le web. Dans les années 2000, les réseaux sociaux se développent
avec en 2004 la création de facebook et en 2006 celle
de twitter.
b)
... les différents acteurs se disputent pour leurs droits et leurs
pouvoirs.
Dès les années 90, les différents acteurs se
mobilisent pour défendre pour les uns leur
liberté pour les autres leur souveraineté.
En 1996, John
Perry Barlow, cofondateur de l'Electronic Frontier Fondation, publie une déclaration d'indépendance du cyberespace. Il souhaitait par là limiter la régulation juridique sur
internet et promouvoir le liberté d'expression sur
internet. La création de l'ICANN en 1998 voulue par Bill Clinton correspond
à la volonté de créer un internet unique
émanant des Etats-Unis. Mais depuis, les autres Etats ont cherché à rendre
la gouvernance d'internet la plus multilatérale
possible. C'est ainsi qu'en 2016, l'ICANN
a obtenu son indépendance. Il ne dépend plus des autorités américaines.
C'était une revendication des autres Etats et de l'Ue
depuis 2009. Désormais cet organisme est contrôlé par la communauté mondiale de
l'internet qui réunit des organismes commerciaux, des Etats (conseil
consultatif des gouvernements), des internautes et des institutions comme
l'Union européenne. Aujourd'hui encore de nombreux militants défendent les
droits des usagers du net face aux Etats ou aux firmes transnationales. Ces
dernières captent une masse considérable
de données personnelles comme l'a confirmé l'affaire Cambridge Analytica. Des militants
défendent à tout prix la liberté d'expression sur internet. Les uns
s'organisent et participent à la vie publique comme le parti Pirate en Allemagne. D'autres qualifiés parfois d'hacktivistes
n'hésitent pas à lancer des cyberattaques contre ceux qui, à leurs yeux, menacent les
libertés des internautes. On peut citer ici le mouvement Anonymous. Les wikileaks, l'affaire Snowden
sont aussi le reflet de cette volonté de protéger les libertés des usagers
de l'internet. C'est aussi sur les réseaux sociaux que les opposants aux
dictatures se sont mobilisés au moment des printemps
arabes.
Certains Etats perçoivent cette liberté comme
une menace. Les régimes autoritaires cherchent donc à contrôler internet.
Certains coupent internet comme en
Birmanie récemment à l'occasion du coup d'Etat militaire. D'autres mettent en
place une véritable cybercensure. Les autorités chinoises ont
d'ailleurs créé un "great firewall",
une sorte de grande muraille d'internet,
un ensemble de règles et de systèmes technologiques permettant de contrôler
internet. Certains tentent de créer leur propre réseau internet. C'est ce que
cherche à faire Vladimir Poutine avec l'adoption en 2019 de la loi sur l'internet durable destinée à
protéger la Russie de toute menace informatique et peut-être à couper, à terme, le RuNet
du réseau mondial.
Face à la menace terroriste, à l'espionnage
et aux cyber attaques, les démocraties aussi
cherchent à affirmer leur souveraineté et à coordonner leurs actions. En 2016,
l'Union européenne met en place une directive SRI (Sécurité des Réseaux et des
systèmes d'information) qui impose aux acteurs fournissant des services
numériques de prendre des mesures de sécurité En 2018, Emmanuel Macron lance l'Appel de Paris pour la confiance et la
sécurité dans le cyberspace à l'UNESCO. En 2019, le conseil européen adopte un
règlement sur la cybersécurité.
On assiste donc à un processus de territorialisation à l'occasion duquel
les Etats cherchent à affirmer leur
souveraineté sur le cyberespace.
Conclusion
: le
cyberspace est loin d'être un espace strictement virtuel. Il s'inscrit dans des
territoires où les législations sont établies. S'il peut être perçu comme un
espace de liberté, le cyberespace est aussi un domaine où les Etats cherchent à
affirmer leur souveraineté pour affirmer leur puissance, lutter contre
d'éventuelles menaces et t assoir leur autorité.