La politique publique de patrimonialisation de 1789 à nos
jours.
« De la cathédrale à la petite
cuillère », titre de l’ouvrage de Nathalie
Heinich sous-titré La fabrique du patrimoine. Maison des Sciences de l'Homme, coll. « Ethnologie
de la France », 2009.
Dans
la nuit du 15 au 16 avril 2019 brûlait
la cathédrale Notre-Dame. L’événement, relayé par les caméras du monde
entier affligea les français et sidéra l’ensemble de la planète. Quelques jours
après, le président Emmanuel Macron annonçait des
travaux destinés à reconstruire la cathédrale pour 2024. L’échéance approchant,
on peut se demander si l’histoire contemporaine de ce site est représentative
de l’évolution des politiques publiques en
matière de patrimoine ?
Plus
généralement on peut chercher à comprendre comment ont évolué les politiques
publiques de patrimonialisation de 1789 à nos jours ? Ont-elles changé ?
Observe-t-on des constantes ?
Patrimonialisation : processus juridique,
politique et socioculturel de création ou de fabrication du patrimoine. La
patrimonialisation suppose une identification,
une protection et une valorisation des biens, pratiques ou savoirs
considérés comme dignes d’être conservés pour les générations suivantes
Schéma
de la patrimonialisation.
I
De 1789 aux années 70, une gestion
centralisée focalisée sur le patrimoine bâti ancien.
a) La Révolution français
met le patrimoine au cœur des préoccupations politiques.
Pour régler les problèmes financiers de l’Etat, les biens du clergé sont nationalisés en
octobre 1789. Ils deviennent propriété
de l’Etat. C’est dans ces conditions que la
cathédrale Notre-Dame de Paris, qui était
propriété de l'archevêché de Paris, est mise à la disposition de la nation.
Depuis, l'État reste le propriétaire de la
cathédrale.
Dans ce contexte révolutionnaire, il est
nécessaire de faire la liste des biens
acquis. En octobre 1790 est créée une
commission des monuments chargée d’élaborer un inventaire des édifices et objets du clergé. La même année sont
créées les archives nationales pour
conserver les documents officiels. Dès 1790, la patrimonialisation passe donc par un processus d’identification, de
classement des biens.
Mais
dès cette époque, il s’avère nécessaire de
les protéger face aux assauts du temps et aux destructions. Par exemple,
certaines statues de Notre-Dame ont été
détruites à la Révolution française la privant ainsi d’une partie de son
iconographie. C’est dans ce contexte que fut inventée l’expression vandalisme par l’abbé Grégoire.
b)
Le XIXème siècle sacralise le patrimoine bâti.
Au XIXème siècle, le principe d’inventorier les édifices remarquables
demeure. En 1830, le ministre de Louis Philippe, François Guizot, crée l’inspection des monuments historiques.
Sa mission est de dresser la liste des
monuments dignes d’intérêt et d’en assurer la conservation. L’auteur Prosper
Mérimée en est l’inspecteur général de 1834 à 1870. Il fait dresser la liste des monuments dont la restauration
est prioritaire. C’est ainsi que fut établie la première liste des monuments historiques en 1840.
La
restauration de certains bâtiments est confiée en 1843 à l’architecte Viollet
le Duc et Jean-Baptiste Lassus. Pendant 20 ans, ce dernier
supervise la restauration de la
Cathédrale Notre Dame, non sans prendre quelques libertés avec l’histoire du bâtiment. Par exemple, les célèbres chimères de Notre-Dame ne datent pas du
Moyen-âge mais de la restauration de Viollet
le Duc.
C’est
aussi à cette époque que sont créées les premières
écoles destinées à former les
professionnels du patrimoine. L’école
des chartes qui qualifie les archivistes est créée en 1820. L’école du Louvre qui prépare les
restaurateurs et des conservateurs du patrimoine naît en 1882. Le deuxième volet de la patrimonialisation,
c’est-à-dire la protection est donc aussi assuré.
c) Cette tendance est
confirmée jusqu’au début de la Ve République
La loi
de 1913
relative à la conservation des monuments historiques permet de classer d’office un bâtiment public ou
privé dont la conservation présente un intérêt national artistique ou
historique. C’est une atteinte inédite à la propriété privée. Cette même
loi précise le statut des monuments historiques. Pour accompagner cette
politique de contrôle des travaux concernant des bâtiments dignes d’intérêt, le corps des architectes des bâtiments de
France est créé en 1946.
Le ministère
de la culture naît en 1959. Il est confié à André Malraux. En 1962, la loi qui porte son nom permet la sauvegarde et la restauration du
patrimoine urbain. Des quartiers anciens sont ainsi protégés. A ce moment
là les services du patrimoine représentent 60% du budget du nouveau
ministère.
De
1960 à 1967, l’Etat engage d’importants travaux de restauration de lieux considérés
comme symboliques de l’histoire de France. En 1960, les vitraux de Notre-Dame sont renouvelés. Versailles et la cathédrale de Reims bénéficient d’importants
chantiers. Dès cette époque, on observe qu’il y a une volonté de valoriser le patrimoine. A partir de 1954, les monuments historiques sont signalés sur
des panneaux routiers. Le cinéma contribue également à faire valoir le
patrimoine français. Par exemple, en 1954 sort au cinéma le film Si
Versailles m’était conté de Sacha Guitry
Cependant s’amorce déjà un processus de diversification du patrimoine. En
1964, est créé l’inventaire général des monuments et richesses artistiques de la
France qui s’intéresser au petit
patrimoine. Le patrimoine naturel
entre aussi en considération dans les années 60. Ainsi, en 1969 est adoptée
la loi relative à la création des parcs
naturels nationaux. On voit donc émerger
la notion de patrimoine naturel avec les premiers parcs naturels nationaux
comme le parc de la Vanoise par
exemple dans les Alpes qui date de 1963. Un Intérêt pour les créations architecturales contemporaines
se manifeste également comme pour les bâtiments d’Auguste Perret ou de Le
Corbusier.
II A partir des années
80, une diversification en matière de politique patrimoniale qui n’est pas sans
susciter quelques débats.
a) Diversification du
patrimoine.
A
partir des années 80, les éléments pris
en compte dans le patrimoine sont de plus en plus divers. Après le bâti et
la nature, les savoirs et les modes de
vie sont désormais identifiés comme faisant partie du patrimoine. Par
exemple, en 1980 est mis en place un conseil
du patrimoine ethnologique. Le patrimoine immobilier n’est pas oublié
puisque dans la continuité des politiques précédentes, en 1983, sont créées des
zones de protection du patrimoine urbain
et paysager. Nouveauté, en 1986 est lancée une campagne de repérage du patrimoine industriel. En 1993, est adoptée une loi sur la protection et la
mise en valeur des paysages. En 2003, l’UNESCO définit le patrimoine culturel immatériel qui
cherche à identifier, protéger et
valoriser des pratiques et des savoir-faire culturels. C’est ainsi, par
exemple, qu’en 2008, la tapisserie d’Aubusson fut classée au patrimoine
culturel immatériel. En 2010, c’est au
tour du repas gastronomique des français. Depuis 2021, la loi dite du « coq
Maurice » définit la
notion de patrimoine sensoriel. Cette
tendance permet la protection d’un
patrimoine élargi.
Cette
tendance ne va pas sans susciter quelques interrogations :
faut-il tout patrimonialiser ?
Certains parlent désormais d’inflation
patrimoniale, d’illimitation patrimoniale ou encore d’omnipatrimonialisation.
Le risque est alors de voir la notion se
dévaloriser. Par ailleurs, les sensibilités évoluent et les points de vue
divergent sur certains sujets. On peut donner comme exemple, le cas de la corrida qui fut inscrite en 2011
dans le patrimoine immatériel de la France avant d’en être radiée en 2016.
Omnipatrimonialisation : tendance à faire de tout du patrimoine.
Patrimoine culturel
immatériel
: ensemble des pratiques, représentations, et savoir-faire, ainsi que les
instruments, objets et espaces culturels qui leurs sont associés.
a)
La diversification des acteurs publics avec la
décentralisation
Les années 80 sont aussi celles de la décentralisation. A partir de 1982, le transfert de compétences aux
collectivités territoriales concerne aussi le patrimoine. Les communes, les départements, les régions
sont de plus en plus associés à la gestion du
patrimoine. Les Directions régionales
des affaires culturelles (DRAC) sont créées dès 1977 mais elles prennent
progressivement de l’importance dans la politique culturelle et dans la gestion
du patrimoine. Désormais elles ont aussi
pour mission de conserver et de mettre en valeur le patrimoine historique
archéologique et ethnologique. Depuis 2003-2004, la décentralisation de la politique patrimoniale s’accentue. L’inventaire du patrimoine urbain et rural,
mobilier et immobilier est désormais confié aux régions. La propriété de nombreux monuments historiques
est transférée aux départements. Désormais, 51% des monuments historiques appartiennent aux collectivités
territoriales.
Cependant
la multiplication des acteurs publics
ne
doit pas cacher que les moyens manquent
pour assurer l’entretien, la protection et la valorisation du patrimoine
français. Aujourd’hui, avec 47316 sites inscrits ou classés au titre
des monuments historiques, le patrimoine représente encore 4 % du budget de la
France soit 326 millions d’euros par an. Mais les acteurs publics peinent à
financer toutes les actions. C’est pour cette raison qu’est lancé en 2018 le loto du patrimoine.
b)
La diversification des acteurs avec le rôle croissant des
acteurs privés.
Le recours à des acteurs privés n’est pas une
nouveauté comme le démontre l’histoire de la préservation du château de
Versailles. Mais compte tenu du coût de la politique patrimoniale, la recherche de financements privés est
encouragée. En 1996, est créée la
fondation du patrimoine. Il s’agit de la première organisation privée
reconnue d’utilité publique en matière de sauvegarde et de conservation du
patrimoine. En 2003, la loi Aillagon
du nom du ministre de la culture de l’époque, encourage le mécénat. Les mécènes peuvent tirer avantage de
leur aide au financement puis que la
défiscalisation peut représenter 60% des dons lorsqu’ils concernent des
projets d’intérêt général. Certaines entreprises s’impliquent donc fortement
dans ce domaine. C’est ainsi que Dior a
contribué largement à la restauration du hameau de la reine à Versailles.
Attention, l’Etat continue d’être un acteur majeur en matière de protection du
patrimoine. Ce dernier, par exemple, lance
en 2018 la restauration de la flèche de Notre-Dame et de ses statues. C’est
à l’occasion de ces travaux qu’éclate l’incendie de la cathédrale. Au lendemain
de cette catastrophe, les milliardaires,
François Pinault et Bernard Arnault, se précipitent pour contribuer à hauteur
de 300 millions d’euros au financement des travaux de restauration. La restauration de la cathédrale mobilise donc
désormais des financements publics et privés. Pour E. Macron, achever la reconstruction de la
cathédrale avant la fin de son mandat, c’est aussi un acte de communication politique.
Mais dans ces conditions, faut-il craindre un désengagement de l’Etat en matière de politique
patrimoniale ? Existe-t-il un risque
de privatisation d’une partie du patrimoine culturel français ? Dans
le Gers, le conflit qui oppose les
collectivités territoriales au PDG d’Auchan pour le rachat du château de Lupiac, considéré comme le lieu de naissance de
D’Artagnan est une autre illustration
des préoccupations dans ce domaine.
Mécénat :
action de protéger et de soutenir financièrement les arts et la culture.
Fondation
du patrimoine : organisme privé indépendant à but non
lucratif créé pour sauvegarder et mettre en valeur le patrimoine français.
c) Diversification
des modes de valorisation.
La valorisation est un autre
aspect de la politique patrimoniale. L’idée est de partager la
richesse culturelle de la France avec un public de plus en plus large. On peut
aussi parler de démocratisation
culturelle. Depuis quatre décennies, l’Etat et les collectivités
territoriales multiplient les animations
destinées à valoriser le patrimoine. Dans les années 80, à l’initiative du
ministre de la culture de François Mitterrand Jack Lang, les manifestations destinées à mettre en
avant le patrimoine culturel français se multiplient. En 1984, ont lieu les
premières portes ouvertes dans les
monuments historiques. C’est le début
des journées du patrimoine. En 1991, cette manifestation prend une
dimension continentale avec la mise en place des journées européennes du patrimoine.
En France, ces journées du patrimoine sont une réussite. A titre
d’exemple en 2016, 12 millions de visiteurs ont fréquenté 17000 lieux ouverts à
cette occasion. Les Nuits blanches créées en 2002 ou les Nuit des musées depuis
2005 sont une autre forme de valorisation par l’animation.
La valorisation passe aussi par une politique de labellisation. C’est ainsi qu’est créé
en 1985, le label « Ville ou Pays d'art
et d'histoire ». Ce dernier est attribué par le ministère de la Culture,
après avis du Conseil national des Villes et Pays d'art et d'histoire, aux
territoires qui mènent une politique de sensibilisation des habitants, des
visiteurs et du jeune public à la qualité du patrimoine, de l’architecture et
du cadre de vie. On compte aujourd’hui 202
territoires qui bénéficient de ce label. La labellisation concerne
également des acteurs privés. En
2005, est crée le label « entreprise
du patrimoine vivant ». Ce titre est délivré sous l'autorité du
ministère de l'Économie et des Finances pour distinguer des entreprises
françaises dont les savoir-faire artisanaux et industriels sont considérés
comme exceptionnels.
La reconversion
est un autre aspect de la valorisation. C’est ainsi que certains pans du
patrimoine économique français sont réhabilités.
Le bassin minier du nord en offre de
bons exemples avec la transformation de terrils en pistes de ski comme à Noeux-les-Mines ou la muséification de sites miniers. On peut
citer d’autres exemples de réhabilitation en France : le quartier des
Docks à Marseille, les abattoirs de la Villette et les Quai de Bercy à Paris.
Mais il est parfois difficile de trouver l’équilibre entre valorisation du patrimoine et conservation. Par exemple, la
création du Louvre-Lens a nécessité
la destruction d’une partie des bâtiments du carreau de la fosse 9.
A noter que la
valorisation du patrimoine peut être l’occasion d’un geste politique fort
comme quand François Mitterrand décide la construction de la Pyramide du
Louvre devant laquelle E. Macron s’est exprimé le
jour de son élection en 2017. On peut citer aussi l’exemple de la volonté de Jacques
Chirac de faire du musée du quai Branly une référence concernant les arts
premiers. D’une certaine façon, ces deux présidents on voulu marqué le
patrimoine de leur empreinte.
Pour terminer, l’exemple du Louvre-Lens est aussi
caractéristique d’une volonté de
délocalisation d’une partie du patrimoine. On peut citer la création dans
le même esprit du Centre Pompidou-Metz.
Dans les deux cas, il s’agit d’exposer en région, une partie du patrimoine de grands musées parisiens. Cela participe à
la démocratisation de la culture.
L’idée est aussi de re-dynamiser certains
territoires. Mais le succès de ces
opérations est inégal. Si le Centre
Pompidou-Metz situé au cœur de la dorsale
européenne est plutôt fréquenté (la fréquentation annuelle dépasse
régulièrement les 300 000 visiteurs). Le Louvre-Lens malgré ses
500 000 visiteurs par an, a des retombées
économiques inférieures à celles imaginées à l’origine. Les créations
d’emplois sont peu nombreuses et la proportion de touristes étrangers reste
faible (14% des visiteurs).
Il convient de remarquer que ces délocalisations « culturelles » peuvent être plus
lointaines. Ainsi, le musée du
Louvre Abu Dhabi a été inauguré en 2017 à la suite d’un accord signé en
2007 entre les Emirats Arabes Unis et l’Etat français. Grâce à un partenariat
avec le Louvre et plusieurs musées
français, la collection de ce site compte 700 œuvres majeures dont 300 ont
été confiées par les musées français. Chaque année, le Louvre, prête 100 chefs
d’œuvres de sa collection permettant ainsi de renouveler la présentation. L’intérêt est de valoriser et de partager
des collections exceptionnelles. Cela contribue au rayonnement culturel de la
France. C’est un aspect de son soft power. Cependant, certains y voient une
forme de marchandisation du patrimoine
français. Par ailleurs, le Louvre Abu Dhabi et le Louvre sont au cœur d’une
polémique concernant l’acquisition et l’authentification d’antiquités d’origine
douteuse. Le Centre
Pompidou West Bund Shanghai est un autre exemple de ce type de
coopération.
Réhabilitation :
pratique qui consiste à rénover sans
détruire, sans raser, avec souvent un changement de fonction pour le lieu. La réhabilitation se distingue de la restauration qui suppose, elle un
retour à l'état initial.
Valorisation :
processus visant à mettre en valeur d’un objet ou d’un bien.
Labellisation :
action d’apposer une marque distinctive garantissant le respect de certaines
règles décidées par une autorité.
Conclusion : De 1790 aux années 60 l’histoire de la
cathédrale Notre-Dame est à l’image de ce que fut la gestion française du
patrimoine c’est-à-dire une politique
culturelle centralisée qui protège et valorise le patrimoine bâti après l’avoir
identifié. A partir des années 80,
on assiste à une diversification
patrimoniale à plusieurs titres. La
nature, les savoirs et savoir-faire sont désormais pris en considération.
Les acteurs de la politique patrimoniale sont de plus en plus nombreux avec la décentralisation et le recours
croissant à des moyens privés. La politique de valorisation du patrimoine
se diversifie également. Les manifestations culturelles se multiplient. Des
sites font l’objet de réhabilitations. Certains musées sont délocalisés.