Le tourisme culturel, entre valorisation et protection. Venise, entre
valorisation touristique et protection du patrimoine.
Le 2 juin
2019, le paquebot MSC Opera percute le quai bordant le canal de Giudecca, dans la lagune de Venise. Est-ce à ce type accident
que doivent se résumer les conséquences du tourisme sur le patrimoine urbain de
l’une des plus prestigieuses villes au monde ? Certainement pas. Les
relations entre le tourisme qui peut
se définir comme une activité récréative générant des déplacements et de
l’hébergement hors des lieux du quotidien, et le patrimoine, cet héritage considéré collectivement comme digne
d’être conservé pour l’avenir, sont,
nous le verrons plus loin, bien plus complexes
Ainsi,
dans une approche en géohistoire, peut-on
s’interroger sur les origines de ce patrimoine culturel. On peut chercher à
comprendre ce qui le rend aussi attractif pour des touristes venus du monde
entier. On peut aussi poser la question de savoir si la fréquentation
touristique sert ou dessert les lieux qui l’accueillent. Par ailleurs, ce patrimoine ne connait-il pas
d’autres menaces ? Dans une approche géo-historique, en y réfléchissant
bien, on se rend compte que dans le cas de Venise, les interactions sont
nombreuses entre un site, une ville historique et des hommes. Quelles sont ces
relations ?
Géohistoire : étude des rapports dialectiques entre
l’évolution des milieux naturels et l’évolution des sociétés humaines.
I Quand des îlots refuges finissent par supporter une
puissance et ses symboles.
a)
C’est, en effet, un site défensif qui est choisi.
Venise
est fondée au V siècle après JC sur des îles d’une lagune de la côte
adriatique par des populations désireuses d’échapper
aux invasions barbares (Huns, Ostrogoths, Lombards). A cette époque
l’implantation est permise par la stabilisation
puis la baisse du niveau de la mer. Cet archipel a l’avantage de rendre difficile toute attaque par la terre.
Les faibles profondeurs empêchent les intrusions de qui ne connait pas les
passes et les passages. Très vite sa position fait de Venise un carrefour entre l’occident et l’orient méditerranéen.
Aujourd’hui la ville de Venise repose sur 118 îles.
Archipel : ensemble d’îles
Passes : passage étroit pour les navires.
Lagune : Étendue d'eau de mer, comprise entre la
terre ferme et un cordon littoral.
b)
Une puissance s’y établit et y laisse une empreinte.
Ce n’est
pas faire du déterminisme que de constater que le site a favorisé le développement d’une république de
marchands très longtemps autonome. Au VIIIe siècle, Venise résiste par
exemple aux prétentions de Charlemagne. En
828, les marchands ramènent d’Egypte les reliques de Saint-Marc et
l’installent dans une Basilique de style
byzantin qui lui est dédiée à son nom. C’est aujourd’hui l’un des sites les
plus visités de la ville. Elle devient une grande puissance au Xe
siècle. Surnommée la Sérénissime,
en raison du titre donné aux doges,
Venise a toutes les caractéristiques d’une ville
médiévale dont les canaux sont les axes de communication. Ils sont bordés
de palais de style gothique et
renaissance comme le palais des Doges (1 400 000 visiteurs en 2017).
Les ilots sont progressivement consolidés et réunis au moyen de ponts. A cette
époque les marchands vénitiens parcourent l’ensemble du monde connu, comme le
célèbre Marco Polo (1254-1324). On a
donné son nom à l’aéroport international de la ville. En 1492, l’Amérique est
découverte. Le centre de gravité du monde se déplace vers l’ouest et la
puissance de Venise amorce alors un
déclin relatif mais qui se confirme du XVe au XVIIe siècle.
c)
On assiste par la suite à la patrimonialisation de Venise.
Il ne faudrait
pas croire que le tourisme à Venise est un phénomène récent. Au XVIIIe siècle Venise est un passage
obligé pour l’aristocratie européenne. Au
XIXe siècle, les élites intellectuelles et artistiques s’y pressent pour
assurer leur formation et pour trouver dans le patrimoine culturel de la ville
des sujets d’inspiration. Au XXe siècle, le patrimoine urbain de Venise sert de
cadre à des manifestations culturelles qui magnifient la ville comme la biennale de Venise, exposition d’art
créée en 1893 et la Mostra de Venise,
festival de cinéma créé en 1932 avec la complicité des autorités fascistes.
Mais progressivement le patrimoine de la
ville se détériore face aux assauts du temps et de la modernité. En 1987, Venise est admise sur la liste du
patrimoine mondial, avec statut particulier de valeur universelle exceptionnelle. La patrimonialisation de Venise se confirme donc.
Patrimonialisation : processus socio-culturel, juridique ou
politique par lequel un espace, un bien, une espèce ou une pratique se transforme
en objet du patrimoine.
Doges : Chef élu de l'ancienne république de Venise
II Le patrimoine et le tourisme ou « je t’aime moi
non plus » dans la ville des amoureux.
« Le
tourisme est très paradoxal : c’est à la fois un prédateur et un sauveur
pour du patrimoine […]Le tourisme peut-être à la fois
la meilleure et la pire des choses pour le patrimoine ». Hervé Barré,
spécialiste du tourisme durable au Centre du patrimoine mondial de l’Unesco.
a)
Le développement
touristique est un atout pour le patrimoine et l’économie.
Dans ces
conditions, depuis les années 80, le tourisme, dynamisé par la labellisation de la ville, s’est
développé de façon extrêmement rapide. A Venise, le nombre de visiteurs est
passé de moins de 5 millions de visiteurs en 1980 à 20 millions en 2005. Attirant des flux de visiteurs originaires du monde entier, Venise devient
en quelque sorte un hyper-lieux de
la mondialisation où le vendeur d’origine afghane attire l’attention du
visiteur américain sur la qualité de ses souvenirs de la ville produits en
Chine par exemple. Le tourisme est source d’importants
revenus pour les différents acteurs du secteur. On peut même parler à
Venise de système touristique.
L’activité fait vivre 30 000
personnes dans la ville et rapporte à la municipalité 2 milliards d’euros par an. Elle représente 11.4% du PIB de la
ville. Dans une cité qui compte 400 hôtels et 250 restaurants, 40% des emplois sont dans le tourisme,
20% dans le commerce. Ce regain
d’activité a donné les moyens de sauver de nombreux bâtiments et de nombreuses
œuvres. Certaines restaurations d’envergures ont été assurées par des mécènes. C’est le cas du Pont des Soupirs, chef d’œuvre de l’art baroque, construit au
début du XVIIème siècle. Sa restauration a couté 2.8 millions d’euros fournis
essentiellement par des mécènes et par
les recettes des publicités placardées par-dessus les échafaudages, et
adressées aux touristes.
Labellisation : distinction qui atteste d’une qualité
par inscription sur une liste fermée (exemple : la liste du patrimoine
mondial de l’Unesco)
Hyper-lieu : lieu de forte densité et de diversité
où se manifestent les différentes échelles et les flux de la mondialisation.
(d’après Michel Lussault)
b)
Mais l’intensification du tourisme peut menacer le
patrimoine.
En 2018,
le nombre de touristes à Venise atteint les
30 millions. On assiste notamment à un essor
du tourisme de croisière. Le port de Venise accueille désormais 600 paquebots par an et
près de 1 400 000 passagers (chiffres 2018). Une telle massification du tourisme n’est pas
sans créer quelques désagréments.
Pour commencer, elle a un impact sur les habitants. Dans un contexte de tension
immobilière, le nombre d’habitants
baisse. La Venise historique ne compte plus que 55 000 habitants contre 150 000 au début des années
1950. Désormais à Venise le rapport
habitants-touristes est de 1 pour 365 voire 500 certaines années. Les habitants
restants se plaignent souvent de ne plus
pouvoir vivre dans leur ville sans être gênés par le nombre de touristes et
certaines incivilités. Une forme de touristophobie se
développe. Avec la disparition de certains services courants et d’activités de
productions, la ville se muséifie.
Dans ce contexte de dépeuplement de la
ville, l’espace et le paysage prennent
un caractère artificiel. La ville est menacée de disneylandisation. Par ailleurs,
les paquebots contribuent à l’érosion
des fondations, fragilisant ainsi le patrimoine urbain. Compte tenu de tous
ces désagréments, on peut donc parler à Venise d’overtourisme ou de surtourisme.
Disneylandisation : concept inventé par la géographe Sylvie Brunel pour
évoquer la transformation du paysage sous la pression de la demande
touristique, réduisant le monde à un parc d’attraction.
Overtourisme : débordement
touristique ou surtourisme. Le terme s’applique
lorsqu’un site est victime de sur-fréquentation touristique
,
provoquant asphyxie de l’espace et forte dégradation.
III Comment protéger Venise de ce qui la menace ?
a)
En régulant la fréquentation touristique.
Désormais,
des mesures restrictives sont
adoptées. Ainsi, depuis 2012, par le
décret Clini-Passera,
il est interdit aux navires de
croisière de plus de 55 000 tonnes de passer dans la lagune. Mais il
existe de nombreuses dérogations. L’année 2017 est un moment clé dans la prise
de conscience des limites à donner au développement touristique. Cette année
là, un référendum local est le reflet d’une mobilisation citoyenne pour l’interdiction des logements de vacances
dans le centre historique et l’arrêt de la création de nouveaux hôtels. La
même année, l’Unesco demande au gouvernement italien de prendre des mesures
sans quoi Venise serait classée sur la
liste des sites en péril. En 2018, afin de permettre aux Vénitiens de vivre
sereinement, des itinéraires spécifiques
réservés aux touristes sont définis. Certaines rues ou certains
débarcadères sont réservés aux habitants. On demande également aux
automobilistes de réserver leurs places. La même année, un numerus clausus de 20 000
visiteurs est décidé pour la cérémonie d’ouverture du carnaval de Venise. Pour
finir, les autorités municipales ont promu récemment l’hashtag #enjoyrespectvenizia
pour favoriser les bons
comportements touristiques et évoluer vers un
tourisme durable. Désormais, l’idée de faire payer une taxe à l’entrée de
la ville fait son chemin.
Tourisme durable : tourisme qui tient pleinement compte de
ses impacts économiques sociaux et
environnementaux actuels et futurs en
répondant aux besoins des visiteurs, des professionnels, de
l’environnement et des communautés
d’accueil.
b)
Mais le surtourisme n’est pas la
seule menace qui pèse sur le patrimoine de Venise.
La ville
de Venise est régulièrement sujette à des phénomènes d’acqua alta.
Il s’agit d’inondations plus ou moins fortes qui affectent la base des bâtiments
et limitent les déplacements. Dans ces circonstances, le patrimoine urbain est
donc mis en danger et l’activité touristique est ralentie. L’acqua alta est la
conséquence de la conjonction de plusieurs facteurs. En effet, les hautes
marées sont amplifiées par le dragage
des passes d’accès à la lagune. Sans obstacles, les flux de marée pénètrent
plus facilement. Le pompage de la nappe
phréatique a aussi provoqué un tassement de la ville. Enfin, la montée du niveau de la mer enregistrée
au niveau mondial avec le réchauffement climatique augmente l’impact des
hautes marées quand elles se produisent.
c)
En aménageant
Dès
1973, émerge l’idée d’un ouvrage de défense contre les hautes eaux. En 1981,
le Projet
Moise ou Mose est lancé. Mais sa réalisation ne
débute vraiment qu’en 2003. Il s’agit de digues mobiles susceptibles de se
relever en cas de phénomène d’acqua alta. A ce jour, il
reste inachevé alors qu’il a déjà couté 6 milliards d’euros. En 2014, le
maire de la ville est arrêté pour avoir détourné 1 milliards d’euros destinés
au projet.
Acqua alta : phénomène de marée qui
à Venise provoque des inondations plus ou moins fortes du fait du niveau de la
ville située au dessous du niveau de la mer.
Conclusion :
A
Venise, un site particulier a permis l’émergence d’une puissance majeure du
Moyen-âge et de la Renaissance. Cette puissance se manifeste encore dans le
paysage. D’ailleurs, les monuments sont autant de témoins de cette gloire
passée. Ils ont bénéficié d’un processus de patrimonialisation ponctué en 1987
par le classement sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco. La ville
attire donc désormais des touristes du monde entier. C’est ainsi qu’elle
s’insère dans la mondialisation. Mais à Venise, le tourisme est le remède et le
poison. Il génère des revenus, incite à la protection des lieux et des œuvres.
Mais, dans de telles proportions, il est également source de nuisances pour les
résidents et pour le patrimoine. On note cependant, que d’autres phénomènes
menacent la ville notamment les inondations. A l’issue de cette réflexion sur
les relations entre le site, le patrimoine et le tourisme on constate donc que
Venise c’est de l’histoire fondée sur de la géographie et de la géographie qui
flotte sur l’histoire. D’une part, la ville a fondé sa puissance sur son site
et sur sa situation. D’autre part la carte de ses lieux remarquables et visités
est l’héritière d’un passé glorieux, désormais révolu.