Urbanisation, développement
économique et préservation du patrimoine. Paris dans le contexte de la
mondialisation : entre protection et nouvel urbanisme…
« Sans tomber dans l’exaltation du
chauvinisme, nous avons le droit de proclamer bien haut que Paris est la ville
sans rivale dans le monde. Au-dessus de ses rues, de ses boulevards élargis, le
long de ses quais admirables, du milieu de ses magnifiques promenades,
surgissent les plus nobles monuments que le génie humain ait enfantés. L’âme de
la France, créatrice de chefs-d’œuvre, resplendit parmi cette floraison auguste
de pierres. L’Italie, l’Allemagne, les Flandres, si fières à juste titre de
leur héritage artistique, ne possèdent rien qui soit comparable au nôtre, et de
tous les coins de l’univers Paris attire les curiosités et les admirations.
Allons-nous donc laisser profaner tout cela ? La ville de Paris va-t-elle donc
s’associer plus longtemps aux baroques aux mercantiles imaginations d’un
constructeur de machines, pour s’enlaidir irréparablement et se déshonorer ?
Car la tour Eiffel, dont la commerciale Amérique elle-même ne voudrait pas,
c’est, n’en doutez pas, le déshonneur de Paris. Chacun le sent, chacun le dit,
chacun s’en afflige profondément, et nous ne sommes qu’un faible écho de
l’opinion universelle, si légitimement alarmée. Enfin, lorsque les étrangers viendront visiter notre Exposition, ils
s écrieront, étonnés ;" Quoi ? C’est cette horreur que les Français ont
trouvée pour nous donner une idée de leur goût si fort vanté ? " Ils
auront raison de se moquer de nous, parce que le Paris des gothiques sublimes,
le Paris de Jean Goujon, de Germain Pilon, de Puget, de Rude, de Barye, etc.,
sera devenu le Paris de M. Eiffel. » Alexandre Dumas fils, Guy de
Maupassant, Charles Gounod, Leconte de Lisle,
Victorien Sardou, Charles Garnier, François Coppée, Sully Prudhomme, William Bouguereau, Ernest Meissonier et
autres ; Protestation contre la tour de M. Eiffel, lettre adressée à Adolphe
Alphand, directeur général des travaux de l’exposition universelle de 1889. Parait dans Le Temps, le 14 février 1887.
« Certaines
villes, telle Paris, cumulent le statut de ville-mémoire mondiale et de ville
globale. [...] Dans ce contexte, les villes mémoires tendent à
utiliser le patrimoine pour se démarquer dans la compétition internationale ».
Géraldine Djament-Tran, Les villes-mémoires mondialisées entre
conflits et nouveau régime patrimonial, Questions internationales,
mars-avril 2013.
En 1887,
des artistes de renom protestaient contre l’audace architecturale de
Gustave Eiffel. Aujourd’hui, la tour qui porte son nom est le site le plus fréquenté
de Paris avec 7 millions de visiteurs. Elle en est devenue le symbole.
Comment
expliquer l’attraction exercée par Paris sur les touristes du monde
entier ? Quel rôle joue le patrimoine culturel de la ville dans ce
domaine ? La protection de ce patrimoine est elle compatible avec les
enjeux contemporains d’une ville saturée en concurrence avec les autres
métropoles mondiales ?
I Concilier la valorisation…
a) ..d’un riche
patrimoine,
Fondée autour de l’an 259 avant JC, romanisée eu 1er siècle avant JC
(arènes de Lutèce), la ville de Paris
n’a pas connu d’incendie majeur, de tremblement de terre catastrophique ou de
bombardement de grande échelle. Elle subit par contre au 19ème
siècle une profonde transformation entre 1853 et 1870, sous la direction du
préfet Haussmann. Les rues étroites médiévales sont alors remplacées par
de larges artères. Des égouts destinés à assainir la ville sont
réalisés. L’ l’urbanisme est
uniformisé en imposant un modèle d’immeuble, l’immeuble haussmannien de cinq étages. Le paysage urbain parisien devient ainsi homogène. Ce choix urbanistique permet aujourd’hui de
supporter les 20 000 habitants au km² qui font de Paris l’une des
métropoles les plus denses d’Europe et du monde. Dans ces conditions, la ville
de Paris a une identité patrimoniale
forte. Elle compte par exemple 2000 monuments historiques et 200 musées.
Paris contribue donc au rayonnement
culturel de la France.
b) …protégé de longue
date …
La ville de Paris est très tôt consciente de
la valeur de son patrimoine. Pour s’en convaincre, il suffit de se rappeler les
origines du Musée Cluny consacré au Paris
médiéval et antique. C’est un particulier, Alexandre Du Sommerard qui débute la collection dans la première
moitié du 19ème siècle. Elle est ensuite acquise ensuite par la
ville de Paris, puis par l’Etat .Dès les travaux haussmanniens des
contemporains s’inquiètent de la
disparition de vestiges du Paris ancien. Plus tard, de nombreux sites parisiens
bénéficient de la loi de 1887 pour la
conservation des monuments historiques. En 1897, est créée la Commission
du Vieux Paris pour étudier le patrimoine local.
En 1962, alors qu’André Malraux est
ministre de la Culture de De Gaulle
(1959-1969), un plan de sauvegarde et de
mise en valeur du patrimoine (PSMV)
est établi. Le quartier du: Marais est
le premier secteur sauvegardé à ce titre en 1964. A Paris, les plans d’occupation des sols (POS-
1967-2000) puis les plans locaux
d’urbanisme (PLU- à partir de
2000) veillent à ce que la cohérence de
l’urbanisme parisien ne soit pas remise en cause par des réalisations hors
normes. La taille des des constructions étant limitée en hauteur à 25m voire
37 m selon les secteurs. Pour le
reste, les grands projets d’aménagements urbains comme la Défense ou Paris Bercy sont cantonnés à la périphérie. Cela n’empêche
pas quelques initiatives urbanistiques audacieuses (pour ne pas dire
malheureuses) comme la construction de
la Tour Montparnasse en 1970 ou la destruction des pavillons Baltard, le
ventre de Paris, remplacés par le Forum
des Halles, lui-même déjà détruit et effacé par la Canopée. En 1991, les rives de la Seine sont inscrites au
patrimoine mondial de l’UNESCO. Tout ceci participe au processus de patrimonialisation de Paris.
Monument historique : en France,
meuble ou immeuble, recevant un statut juridique et un label destiné à le
protéger du fait de son intérêt historique et architectural.
PLU : plan local
d’urbanisme, document qui définit les règles de construction et d’occupation du
bâti urbain
Patrimonialisation : processus
collectif de reconnaissance et de mise en valeur d’édifices, d’espaces d’objets
ou de pratiques héritées du passé.
PSVM : plan de sauvegarde et
de mise en valeur, code urbanistique qui permet de préserver les monuments historiques de toute destruction et
altération
Urbanisme : aménagement et
organisation de l’espace urbain ;
c) … et constituant un
atout touristique majeur.
En 2022, la région Parisienne a accueilli 44 millions de touristes se
rapprochant ainsi des niveaux d’avant COVID. Les touristes ont généré 19.6
milliards d’euros de recettes. La
clientèle internationale représente 44% de ces touristes soit 19.36 millions de
visiteurs. Cette activité contribue donc au PIB de la ville et du pays et d’une
certaine façon, à la puissance française. Cette massification ne va pas sans susciter quelques interrogations. On
voit poindre en effet des phénomènes de concurrence
voire de conflits pour les usages de la ville. La question du logement est
particulièrement sensible comme à Barcelone ou Lisbonne quand une part du parc
locatif est consacrée aux séjours touristiques grâce à des plateformes comme Airbnb. Dans ces conditions, il est difficile
pour les moins aisés de demeurer dans Paris Intra muros. Cela contribue à la gentrification de certaines parties de la ville. Certains secteurs comme Montmartre ou une
partie du Quartier Latin, semblent désormais figés dans leurs fonctions
touristiques. Certains parlent aussi de vitrification
ou de fossilisation de la ville dans ses fonctions patrimoniales et
touristiques.
Muséification : évolution d’espaces patrimonialisés qui se spécialisent dans les fonctions
touristiques au détriment des autres fonctions urbaines avec un processus de gentrification, voire une certaine
« fossilisation »
Gentrification : afflux d’une
population aisée dans un quartier précédemment populaire.
Conflit d’usage : conflit qui
apparaît quand plusieurs acteurs se disputent un même espace ou une même ressource.
II …avec la nécessaire
adaptation de la ville à des besoins
contemporains.
a)
La compétition des villes mondiales et les enjeux
contemporains …
Pendant
longtemps, la sociologue et économiste américaine Saskia Sassen
a contesté à Paris le titre de ville
globale compte tenu de ses faibles capacités financières. Mais aujourd’hui
la plupart des géographes reconnaissent que Paris est une ville de dimension mondiale, bien
intégrée dans les flux de la mondialisation grâce à ses infrastructures de
communication. Elle concentre également
des services du tertiaire supérieur caractéristiques des quatre autres
villes du sommet de la hiérarchie urbaine. Le Louvre Orsay, le Centre Pompidou,
et autres musées participent à l’offre
culturelle exceptionnelle de la ville. Pour le géographe français Michel Lussault , il existe
dans le contexte de la mondialisation des
hyper-lieux qui sont hyper connectés
et qui cumulent des fonctions politiques, économiques et patrimoniales. Paris
fait partie de ses hyper-lieux. Il
n’est donc pas étonnant qu’elle participe à la compétition acharnée qui opposent les métropoles de rang supérieur. L’obtention de l’organisation des Jeux
Olympique est un aspect de cette concurrence. Les JO Paris 2024 donnent lieu à
de nombreux aménagements qui devraient être réemployés par la suite.
Cependant,
avec une population de 15 millions
d’habitants, l’aire urbaine de Paris est confrontée à de nombreux
problèmes. Par exemple, la question est de savoir si les infrastructures de transport de la capitale déjà saturées en
temps normal seront en mesure de soutenir la fréquentation liée à l’événement
sportif mondial. Avec un coût du foncier
et des loyers très élevé, la ville doit régler des questions de justice socio-spatiale. La capitale doit également
faire avec les enjeux environnementaux,
le réchauffement climatique et les émissions de GES.
Ville globale : ville
du sommet de la hiérarchie urbaine qui concentre des fonctions de commandement de
dimension mondiale et dont l'influence se fait sentir sur l'ensemble de la
planète.
b) …rend nécessaire de
nouveaux aménagements …
Pour
répondre à ces problèmes, il a été décidé de changer d’échelle de réflexion et
d’intervention. En 2010 la loi sur le Grand
Paris définit un projet destiné à faire de la ville une métropole de rang mondial. Il s’agit de compléter les équipements en termes de transport pour relier les
périphéries entre elles (Grand Paris Express), de favoriser la mixité des
quartiers, de favoriser le développement économique de la ville pour assurer sa
place dans le monde.
Dans la même logique, Bertrand Delanoé puis Anne Hidalgo, maires de Paris envisagent
un retour des constructions en hauteur
dans Paris. Le PLU est révisé en ce
sens à trois reprises (2010, 2011, 2013). En 2016, le conseil municipal de Paris modifie à
nouveau le PLU pour engager la capitale dans une ambitieuse politique d’innovation urbanistique.
Il devient alors possible de lancer des
projets d’immeubles de grande dimension dans
Paris intra muros. C’est ainsi que les Tours
Duo de Jean Nouvel entre la Seine et la porte d’Ivry. C’est dans ce
contexte aussi qu’apparaît le projet de
tour Triangle de Jacques Herzog et Pierre de Meuron.
c) …qui peuvent entrer en
contradiction avec la préservation du patrimoine.
La
Tour Triangle est un projet de bâtiment
de 42 étages et de 180 m de hauteur situé porte de Versailles. Ce serait le 3ème édifice parisien derrière la
tour Eiffel (324 m) et la Tour Montparnasse (209 m). Mais le projet divise les parisiens.
Pour la mairie de Paris et les promoteurs du
projet, cette réalisation monumentale permettrait de renforcer l’attractivité de Paris. Elle permettrait de créer 5000
emplois, des espaces de services et de travail. Pour les opposants, le projet est consommateur d’énergie. Il crée une ombre immense et bouche l’horizon de nombreux résidents. Il ne serait pas utile car il y a dans
Paris des milliers de bureaux vacants. Enfin le projet défigurerait Paris. On le voit donc, il est parfois difficile de concilier
modernisation de la ville dans une logique concurrentielle et préservation de
ce qui en fait le charme à l’international.
Conclusion :
La concentration de monuments, de musées et
autres éléments du patrimoine culturel dans Paris contribue au prestige et à l’attractivité de la capitale à l’échelle
mondiale. La ville dite lumière contribue
ainsi au rayonnement et d’une certaine façon à la puissance de la France. La conscience
de la valeur de ce patrimoine n’est pas nouvelle en France. Depuis le 19ème
siècle au moins, des mesures sont
adoptées pour le préserver. Cependant, de grands projets sont nécessaires pour
adapter la ville aux besoins du moment.
Il s’agit aussi de l’armer dans le contexte de la concurrence qui oppose les villes
mondiales. Il apparait alors que des tensions
existent entre valorisation et sanctuarisation des espaces et des bâtiments,
entre développement économique et
protection du patrimoine urbain. Tourisme et patrimoine entretiennent des
relations complexes où cohabitent parfois des enjeux contradictoires. Il
semble désormais difficile de s’inscrire dans la compétition des métropoles
mondiales tout en figeant le paysage urbain.