Juger les crimes nazis après Nuremberg

 

En février 1945, à Yalta en Crimée, Churchill, Roosevelt et Staline prévoient de juger les criminels de guerre. A Potsdam, quelques mois plus tard, Attlee, Truman et Staline affirment la nécessité de cette dénazification (3D). Conformément à ces engagements, un bataillon de juristes britanniques, américains, soviétiques et français s’engage donc dans la préparation d’un immense procès qui se déroule de novembre 45 à octobre 46. Problème : en 2009-2010, l’Allemagne juge encore John Demjanjuk, gardien d’un ou de plusieurs camps d’extermination en Pologne après avoir été jugé une première fois en Israël en 1988.  Autre exemple encore, en 2010,  Martin Sandberger, l’un des responsables des Einsatzgruppen, meurt de sa belle mort dans une maison de retraite de Stuttgart après avoir été libéré en 1958.

 

Problématique : Pourquoi fut-il nécessaire de juger des criminels nazis bien après le procès de Nuremberg ? La dénazification a-t-elle connu des limites ? Quelles réponses ont été données pour que, malgré tout, ces crimes ne restent pas impunis ?

 

I Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la dénazification est une urgence qui, ... (1945-1958)

a)... dans la foulée du procès de Nuremberg, est affirmée internationalement (1945-1947).

Des centaines de procès se sont tenus en Europe dans l'après guerre. La norme juridique et la jurisprudence de Nuremberg sont appliquées par les tribunaux dans plus de 10 pays européens.  Les accusés sont poursuivis pour des crimes définis dans l'article 6 du statut du tribunal militaire de Nuremberg. En avril 1947,  Rudolf Franz Hoess, commandant d'Auschwitz est jugé par un tribunal suprême de Pologne. Il est exécuté près du crématoire d'Auschwitz. Pour Serge Klarsfeld, cette période correspond la vraie "chasse aux nazis" en Allemagne. La dénazification passe également par un travail pédagogique auprès de la population allemande. Le procès de Nuremberg est retransmis à la radio. On oblige les habitants à visiter les camps. On projette des documentaires comme ceux tournés par l'armée rouge à la libération des camps. Des questionnaires (Fragebogen) sont également remis aux anciens responsables administratifs pour connaitre la réalité de leur implication. Les réponses sont souvent partielles.

 

Crime contre l'humanité : crime commis pour des motifs politiques, raciaux ou religieux à l'encontre d'une population en exécution d'un plan concerté. Cette définition englobe les catégories suivantes : génocide, esclavage, déportation, ainsi qu'exécutions, enlèvements et tortures lorsqu'ils sont exécutés massivement et systématiquement. Inexistante auparavant la définition de l'article 6 du statut du tribunal militaire de Nuremberg  permet d'étendre les crimes cités aux périodes de paix et dans un Etat souverain.

 

Crime de guerre : Ce sont les violations des lois et des coutumes de la guerre. Ces crimes désignent l' assassinat, le mauvais traitements ou la déportation des populations civiles dans les territoires occupés, l' assassinat ou le mauvais traitements des prisonniers de guerre, l'exécution des otages, la destruction sans motif des villes et villages.

 

Génocide : plan visant à détruire un groupe arbitrairement déterminé.

 

Dénazification : politique voulue par les alliés destinée à éliminer l'influence nazie dans les institutions et les consciences allemandes.

 

b)  Mais elle connait rapidement des limites dans le contexte de la guerre froide (1947-1958)

Dans le contexte de la guerre froide, au moment où chacune des grandes puissances cherche à utiliser les compétences d'anciens nazis, à l'heure où l'Allemagne divisée et occupée devient un enjeu du conflit, la dénazification connait des limites.  En Allemagne, 300 000 nazis ayant appartenu au parti nazi à la SS et à la Gestapo sont amnistiés en 1947 dans les zones occidentales, en 1948 dans la zone soviétique. Dans les zones occidentales d'occupation de l'Allemagne, sont créées des chambres de dénazification qui classaient la population entre "principaux coupables", individus compromis",  individus "peu compromis", "suiveurs" et exonérés. Très majoritairement les personnes ont été déclarées suiveurs ou exonérés. Pour Serge Klarsfeld, de 1949 à 1970, les tribunaux allemands peuplés de très nombreux anciens nazis ont battu des records de lenteur et d'indulgence à l'égard des criminels de guerre. Sur plus de 80 000  instructions, 6425 criminels seulement ont été condamnés dont 151 à la prison à vie. Les sentences furent le plus souvent bien clémentes. A la fin des années 40, le nombre de procès en Europe baisse...

 

II Face au risque de voir des crimes anciens impunis, ... (1958-nos jours)

a) ...l'affirmation du principe d'imprescriptibilité. (années 60)

Vingt ans après la fin de la commission de ces crimes de masse, alors que de nombreux criminels ayant participé aux génocides ont échappé à la justice, la question de la prescription des faits se pose dans tous les pays concernés. A des dates différentes ces derniers adoptent le principe d'imprescriptibilité. C'est ce que fait en 1964, le parlement français en votant  à l'unanimité l'imprescriptibilité des crimes contre l'humanité.  Au niveau international, en novembre 1968, l'ONU adopte une convention sur l'imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité.

 

Imprescriptibilité : caractère de ce qui ne peut être atteint par la prescription, c'est à dire par une limite de temps.

 

b) Les réponses des Etats concernés. (1958-2020)

-L' Allemagne conduit ses propres criminels devant la justice. Dès 1958 se tient le procès d'Ulm. Dix membres des einsatgruppen comparaissent. Ce procès est la démonstration de l'impunité de nombreux criminels. La même année Martin Sandberger est libéré. La même année encore est créé le centre national d'enquêtes sur les crimes nazis à l'origine de nombreux procès et de nombreuses enquêtes des années 60. Il contribue notamment à la mise en place des procès de Francfort sur le Main entre 1963 et 1965 qu'on appelle aussi les deuxièmes procès d'Auschwitz. Là, une juridiction ordinaire allemande juge 22 anciens surveillants d'Auschwitz. Les verdicts sont relativement cléments. six condamnations à perpétuité et trois acquittements sont prononcés. Beaucoup de condamnés sont libérés quelques années plus tard.  Ce moment est important pour la prise de conscience de la jeunesse allemande née après la Seconde Guerre mondiale. Apparaît alors le terme de "vergangenheitsbewältigund" qui désigne les travaux de mémoire, ce devoir moral vis à vis des crimes commis et des victimes que le pays doit assumer.  Dans ce contexte, en 1968, Beate et Serge Klarsfeld révèlent le passé nazi de chancelier Allemand Kurt Georg Kiesinger qui perd les élections suivantes. Depuis d'autres, procès ont suivi. En juillet 2020 encore Bruno Dey gardien du camp du Stutthof près de Gdansk en Pologne est jugé à Hambourg.

 

 

-En Israël, le procès Eichmann est un véritable tournant. Dans les années 50, Adolf Eichmann, organisateur du transport de centaines de milliers de juifs vers les camps de la mort et rédacteur du compte-rendu de la conférence de Wannsee est repéré en Argentine, notamment par le chasseur de nazis Simon Wiesenthal. En mai 1960, le mossad israrélien, viole la souveraineté du gouvernement argentin en l'enlevant. Le procès s'ouvre en avril 1961. Contrairement à Nuremberg, le procureur israélien à voulu faire reposer l'acte d'accusation sur deux piliers : les pièces à convictions et les dépositions des témoins. Déclaré coupable,  Eichmann est exécuté le 31 mai 1962. Ce procès est un moment important pour l'histoire du génocide tant documentation présentée est utile aux historiens. Il permet aussi de démontrer la singularité du génocide juif.

 

- En France, la justice suit les mêmes étapes que la mémoire et les représentations mais avec un décalage dans le temps. On juge d'abord un Allemand, Klaus Barbie puis des français, représentatifs de la collaboration. Engagés dans la poursuite de criminels nazies dans le monde entier, Beate et Serge Klarsfeld, parviennent à faire expulser de Bolivie en 1983 où il s'était réfugié Klaus Barbie, le bourreau de Jean Moulin et le responsable de la déportation des enfants d'Izieu.  Il est jugé en 1987. Pour la première fois se tient en France un procès pour crime contre l'humanité.  Ce procès comme les suivants rend nécessaire l'intervention des historiens pour éclairer les débats. Sa culpabilité est démontrée notamment grâce à un télégramme conservé par le CDJC qui prouve son implication dans la rafle des enfants de la maison d'Izieu. Klaus Barbie est condamné à la prison à vie. Avec le procès Barbie débute le temps des procès. En 1994, Paul Touvier, officier de police collaborationniste est jugé et condamné à la réclusion criminelle à perpétuité. En 1998, après seize ans de poursuite c'est au tour de Maurice Papon, passé du service du régime de Vichy à celui de la République sous De Gaulle, d'être condamné à 10 ans de réclusion criminelle. Ces procès pointent le fait que si le génocide est crime du nazisme allemand, il a bénéficié de complicités en France et ailleurs en Europe. 

 

- Le cas Demjanjuk

Le cas de John Demjanjuk est particulièrement intéressant. Cet ukrainien réfugié aux Etats-Unis, vit une vie paisible de retraité des usines Ford de Cleveland quand il est arrêté, déchu de sa nationalité américaine est expulsé en Israël pour y être jugé en 1988 puis en 1993. Les procès ne permettent pas de confirmer avec certitude que John Demjankuk est Ivan le terrible, le bourreau de Treblinka. Le dernier remet en cause la parole des témoins quand celle-ci s'exprime des années après les faits. Le procès pose aussi la question de la défense d'un présumé criminel au service des nazis par la justice d'un pays démocratique mais né après la Shoah. Il montre aussi comment un pays né pour donner refuge aux victimes de la Shoah cherche à proposer une justice équitable à un homme présumé coupable d'avoir participé au génocide. La culpabilité de John Demjanjuk à Treblinka n'est finalement pas démontrée. Mais il sera jugé aux Etats-Unis en 2001 et en Allemagne en 2009 où il est reconnu coupable de complicité dans le meurtre de milliers de victimes à Sobibor.

 

Conférence de Wannsee : conférence qui dans la banlieue de Berlin décide la déportation systématique de tous les juifs d'Europe.

Einsatzgruppen : groupes mobiles de tuerie. Ils sont responsables de la "shoah" par balle.

 

Conclusion :

La dénazification ne se résume donc pas au procès international de Nuremberg. Mais les répercussions de ce procès en Europe et dans le monde sont grandes compte tenu des normes et des notions juridiques développées à cette occasion. A la fin des années 50, dans le contexte de la guerre froide, la poursuite des criminels nazis est encore très limitée. De nouvelles procédures, de nouvelles démarches sont alors engagées essentiellement pour poursuivre les criminels repérés. Elles sont parfois le fait d'initiatives individuelles et elles s'inscrivent désormais dans le cadre de juridictions nationales. A chaque fois se pose la question de savoir quelle justice organiser pour juger ces responsables de crimes de guerre et de crime contre l'humanité.