Les lieux de mémoire des génocides juifs et tsiganes.

 

"Ces lieux de mémoire ont un caractère à la fois maudit et sacré. Maudit parce qu'on y a exterminé des  gens. Sacré, parce que c'est là que restent les cendres des gens aimés". Serge Klarsfeld.

 

D'apparence simple tant elle s'est imposée dans le vocabulaire courant depuis les années 80 à la suite des travaux de Pierre Nora, la notion de lieu de mémoire est plus complexe qu'il n'y paraît. Pour commencer, son auteur considère comme lieu de mémoire tout "objet" autour duquel se cristallise la mémoire collective. Cela "va de l'objet le plus matériel et concret, éventuellement géographiquement situé, à l'objet le plus abstrait et intellectuellement construit". Nous retiendrons pour cette étude, la définition la plus restrictive, celle qui fait du lieu de mémoire un espace localisé qui s'inscrit dans la mémoire collective. Mais quelle définition peut-on donner de la mémoire collective ? C'est une question que posait déjà en 1987 l'historien Henry Rousso au sujet de la mémoire nationale dans son compte rendu  de l'ouvrage publié sous la direction de Pierre Nora : Les lieux de mémoire, La nation. S'il est évident que la mémoire collective n'est pas la simple addition des mémoires individuelles, qui produit ce récit et quelle en est la teneur ? S'impose-t-il à tous ?

 

Si on considère avec Henry Rousso que la mémoire est un ensemble de "pratiques individuelles, sociales et collectives qui ont pour fonction ou pour conséquence, explicitement ou pas, d'entretenir, de représenter, de reconstruire ou de transmettre le passé" on peut se demander quels sont les lieux qui contribuent à maintenir le souvenir des génocides juifs et tsiganes ? Comment s'imposent-ils à la conscience collective ?  Pourquoi sont-ils nécessaires ? Quel récit font-ils de ce passé terrible ? Qui le produit ? Evolue-t-il dans le temps ? Si oui comment ? Quels sont les moyens utilisés pour le transmettre? Quelles relations l'histoire entretient-elle avec ces lieux de mémoire ?

 

Lieu de mémoire : site (monument, musée, vestiges industriels, etc. ), œuvre, personnage, devise ou objet symbolisant l'appartenance d'une collectivité à son passé son patrimoine.

 

I Les traces du passé..

 

a)     ... sont parfois effacées par les coupables

Comme dans la plupart des génocides, les nazis ont tout fait pour qu'il ne subsiste aucune trace. C'est une politique qu'ils ont commencé à mener à partir de 1943. C'était notamment le rôle de l'architecte Paul Blobel et de l'unité 1005. C'est ainsi que les camps de Belzec, Sobibor, Treblinka et les crématoires de Birkenau (Auschwitz II) ont été détruits. Certains historiens comme Régis Meyran parlent à propos de ces sites de non-lieux de la mémoire. De ce point de vue, Auschwitz est particulier dans l'univers concentrationnaire nazi. Créé en 1940, comme  un camp de concentration, il fonctionne  jusqu'en janvier 1945 avant d'être libéré par l'armée rouge. En 1941, le camp d'Auschwitz II (Birkenau) est créé et devient un centre de mise à mort associé à un camp d'internement. En 42, le camp d'Auschwitz III (Monowitz Buna) est mis en place pour servir de camp de travail et de lieu de mise à mort. Auschwitz fait donc figure d'exception pour deux raisons. La première, c'est qu'il est l'un des seuls vestiges des génocides juif et tsigane à l'endroit où ces crimes ont été commis. Ensuite, parce que son organisation complexe qui réunit dans un périmètre limité camp de concentration, centre de mise à mort et camp de travail est unique. Si bien qu'il a contribué à entretenir dans la conscience publique la confusion entre déportation et génocide.

 

b) Sinon elles sont  conservées pour l'avenir.

Dès la Seconde Guerre mondiale, l'industriel et archiviste russe Isaac Schneersohn, crée à Grenoble, rue Bizanet, un Centre de Documentation Juive Contemporaine destiné à conserver les documents concernant les crimes nazis. A la fin de la Seconde Guerre mondiale, le musée d'Auschwitz est crée en 1947. Dans la Pologne qui est en train de devenir une démocratie populaire du bloc communiste, on lui donne le nom de "Musée du Martyre de la nation polonaise et des autres nations". Toujours en Pologne, est inauguré en 1948,  un mémorial du ghetto juif de Varsovie grâce cette fois-ci aux contributions d'organisations juives. C'est devant ce monument que s'est incliné en 1970le chancelier Ouest-Allemand Willy Brandt dans un geste de repentance. Ce mémorial en annonce d'autres ailleurs dans le monde.

 

 

 c) Des dispositifs mémoriaux sont également mis en place ailleurs dans le monde.

- En France, entre 1953 et 1956 est créé le mémorial du Martyr juif inconnu. Le fond documentaire du CDJC d' Isaac Schneersohn, lui est associé. Sont désormais regroupés dans un même lieu une bibliothèque, un centre d'archive et un mémorial. En 2005, Jacques Chirac fait de l'ensemble monumental architectural et archivistique le Mémorial de la Shoah dont il confie la direction à Simone Veil. Le site du Vel d'hiv lui est associé. C'est là que  Jacques Chirac avait reconnu  officiellement la responsabilité de l'Etat français dans le génocide juif en 1995. Le 9 novembre 2008 est inauguré à Toulouse, au grand rond, un monument baptisé "Mémorial de la Shoah". Il a été érigé à l’initiative du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) de Toulouse-Midi Pyrénées avec le soutien des collectivités territoriales.

-En Israël, Etat créé à la suite de la Seconde Guerre mondiale et du génocide juif, les députés de la Knesset  décident en 1953 dans la même logique, de construire un mémorial aux victimes du nazisme. La loi de 1953 crée le Yad Vashem

- En Allemagne, à Berlin, le 8 mai 2005 est inauguré le Mémorial aux juifs assassinés d'Europe.  Au sous-sol, un centre d'information et de ressources complète le dispositif monumental.

-Aux Etats-Unis, à la suite du travail  de la Commission de l'Holocauste, créé par Jimmy Carter, est crée en 1993, le Mémorial de l'Holocauste de Washington. Il est à ce jour le plus grand mémorial concernant le génocide juif. C'est un centre de documentation majeur et du site officiel aux Etats-Unis rendant hommage aux six millions de victimes juives. 

- En Allemagne, à Berlin, le 8 mai 2005 est inauguré le Mémorial aux juifs assassinés d'Europe.  Au sous-sol, un centre d'information et de ressources complète le dispositif monumental.

On constate que souvent ces institutions associent mémoire et recherche.

 

Mémorial : monument commémoratif.

 

II Le récit sur le passé...

a) ...est susceptible d'évoluer...

 

A Auschwitz le récit sur le passé évolue. Dans la Pologne communiste, le fait que le camp d'Auschwitz soit un centre de mise à mort majeur des juifs et des tsiganes passe au second plan. C'est le début d'un véritable conflit. Parce qu'Auschwitz était aussi un camp de concentration et d'internement, dans l'immédiat après-guerre c'est la mémoire polonaise antifasciste qui est mise en avant car 75 000 Polonais sont aussi morts à Auschwitz. Avant l'effondrement du bloc communiste, dans une Pologne dont la société civile est restée très catholique des tensions apparaissent au sujet de l'installation en 1984 de carmélites sur le site du camp d'Auschwitz. C'est l'époque où l'église et notamment le pape Jean-Paul II, d'origine polonaise, met en avant le martyr du prêtre franciscain Maximilien Kolbe, qui s'est sacrifié en aout 1941 pour sauver un père de famille. Il est canonisé en 1982. A la fin de la guerre froide, la muséographie d'Auschwitz évolue et l'ampleur des crimes commis contre les juifs dans le camp n'est plus gommée. Cependant aujourd'hui, à l'heure où le parti conservateur PiS est au pouvoir, le gouvernement polonais mène une "politique historique" destinée à minimiser le rôle joué par les Polonais complices de l'occupant nazi pendant le génocide. En 2019, l'extrême droite polonaise manifeste à Auschwitz à l'occasion du 75ème anniversaire de la libération du camp. Ces militants contestent la mise en avant des victimes juives au détriment des Polonais

 

Le génocide tsigane, lui, ne bénéficie pas au début, de la même visibilité dans l'espace public. Sa mémoire n'émerge que tardivement. L'Allemagne attend 1982 pour reconnaitre sa responsabilité dans le génocide tsigane. En 2012, Angela Merkel inaugure un Mémorial aux Sintès et Roms victimes des nazis au Tiergarten à Berlin.

En France, le drame tsigane passe longtemps sous silence. En 2007 et en 2012, des propositions de lois tendant à la reconnaissance du génocide tzigane pendant la Seconde Guerre mondiale sont déposées mais elles ne sont pas adoptées. En 2016, Francois Hollande reconnait la responsabilité de la France dans l'internement des tsiganes. Depuis, les 27 camps d'internement où près de 3000 tsiganes français ont été détenus entre 1940 et 1946  ne sont pas devenus des lieux de mémoire. Seules quelques plaques rappellent ces internements comme à Lannemezan. Les lieux de mémoire concernant le génocide tsigane sont donc mis en place plus tardivement que ceux concernant le génocide juif.

 

Régime mémoriel : ensemble des perceptions et des représentations mémorielles dominant à un moment donné.

Cimade : Comité inter-mouvements auprès des évacués, association d’origine protestante créée en 1939. Elle vient en aide aux migrants, aux réfugiés.

 

b) Mais la mémoire est aussi parfois outragée.

A la fin des années 70, commencent à être développées des thèses négationnistes. Les négationnistes comme Robert Faurisson remettent en cause l'existence des chambres à gaz en développant une forme d'hyper-criticisme : le révisionnisme. Il s’agit en réalité d’une falsification de l’Histoire. La défense et la diffusion de cette théorie est passible de poursuite devant la justice. C'est la loi Gayssot de 1990. Cette loi fait partie des lois mémorielles de la République française.

La mémoire des génocides est aussi insultée par les visiteurs des lieux de mémoire. Le problème se pose notamment à Auschwitz. En 2018 plus de 2 millions de personnes ont visité Auschwitz. Mais l'attitude de certains de ces touristes est irrespectueuse. Les uns jouant sur les rails de la rampe, les autres faisant des selfies là où s'impose le recueillement. La situation est telle que l'historien Robert Jan van Pelt pense qu'il faudra laisser le camp à l'abandon quand le dernier survivant aura disparu. Pour lui, le lieu est devenu une "sorte de parc à thème aseptisé pour touristes". Il ne permet pas de mesurer ce que les victimes ont vécu.

 

 

Négationnisme : théorie qui nie l'existence du génocide en utilisant la méthode du révisionnisme. Il s'agit en réalité d'une falsification de l'Histoire.

Loi mémorielle : loi exprimant le point de vue officiel d'un Etat sur un événement  dans le but de lutter contre la négation de faits historiques.

 

III Ce qui explique l'importance du travail conjugué....

a).. des historiens...

A Sobibor, le travail de l'archéologue Yoam Haimi permet faire réapparaitre des vestiges enfouis,  des charniers, des fondations de chambre à gaz et des objets. Les fonds d'archives des Mémoriaux comme ceux de Paris, de Jérusalem ou de Washington sont précieux pour le travail des historiens. Les plans des chambres à gaz commandités à des entreprises allemandes pour améliorer l'évacuation des gaz sont visibles par exemple au Musée de la Résistance et de la déportation de Lyon. Ces fouilles et ces documents permettent de lutter contre les thèses développées par les falsificateurs de l'histoire.

 

b) ...des artistes et des architectes.

Pour que les génocides juifs et tsiganes ne sombrent pas dans l'oubli, des artistes et des architectes répondent aux commandes institutionnelles et réalisent des sculptures, des installations, des bâtiments destinés à entretenir le souvenir. A travers ces œuvres, c'est tout un discours reconnu officiellement qui est tenu. Certaines d'entres elles marquent l'absence des disparus comme les Stolpersteine, les« pierres sur lesquelles on trébuche» de l'artiste berlinois Gunter Demnig. Elles sont apposées d'abord à Berlin puis ailleurs en Allemagne et en Europe, là où des juifs ont été arrêtés et déportés. On peut citer également les chaussures du bord du Danube de Can Togay et Gyula Pauer qui évoquent l'exécution de juifs par les croix fléchées hongroises, des complices des nazis.  Le Mémorial de Berlin aux juifs assassinés d'Europe de l'architecte l'américain Peter Eisenman. Là, 2711 blocs le béton de tailles différentes assemblés en damiers semblent exprimer la folie rationnelle de ce crime de masse organisé. Au sous-sol, un centre d'information et de ressources complète ce dispositif.

A Yad Vahem, Moshe Safdi, l'architecte qui a conçu le Musée d'Histoire de la Shoah a souhaité que le bâtiment soit laid et caché. Le sujet ne se prêtait pas à ses yeux à une mise en scène esthétique. Cependant, le musée qui a la forme d'un prisme allongé enterré dans la colline est extrêmement impressionnant. Le parcours retrace l'histoire du génocide depuis sa genèse. Il aboutit à la salle des noms où sont identifiées des victimes de la Shoah. Il est intéressant de constater que le cheminement conduit pour finir à une terrasse qui s'ouvre sur le paysage époustouflant des collines d'Israël comme une réponse au génocide.

Plus près de nous, au Mémorial de la shoah de Toulouse inauguré en 2008, l’architecte Mikaël Sebban a voulu inscrire le visiteur dans un dispositif fait de six grandes portes en acier inoxydable de 10 m de haut qui se font face. Sur ces portes il est possible de lire des extraits de la Bible en français en allemand en hébreu qui interpellent « Où es-tu ? », « Où est ton frère ? ». Il s'agit là de responsabiliser le visiteur, de l'impliquer dans la réflexion sur des crimes qui ne doivent plus être commis. L'architecte utilise donc les symboles pour sensibiliser tout un chacun. Ce type de procédé est utilisé également par l'artiste israélien Dari Karavan au Mémorial aux Sintès et aux Roms assassinés pendant le nazisme. Là, à travers une paroi, une porte donne accès à un sombre bassin au milieu de dalles de pierres brisées. Pour l'artiste, le bassin évoque le "grand trou où disparurent les victimes". Ce dispositif crée aussi un processus d'identification. Les visiteurs peuvent s'y voir en miroir. Il s'agit également de responsabiliser le passant. Un milieu du bassin figure un triangle qui rappelle le signe brun que portaient les tsiganes déportés. Autour de la fontaine, on peut lire le poème "Auschwitz" du Rom italien Santino Spinelli. Ce monument a permis de combler une lacune importante dans la mémoire du génocide tsigane.

 

Devoir de mémoire : devoir civique de commémorer un événement pour en garder le souvenir.

Roms : terme revendiqué officiellement par cette population pour se désigner comme peuple et revendiquer des droits.

Sintis : terme désignant les tsiganes vivant en Allemagne en Autriche et en Italie du Nord.

Tsiganes : terme utilisé en Europe pour désigner  les nomades venus du nord de l'inde entre le VIII et le Xème siècle. Le terme de tsigane est réapparu en France après la Seconde Guerre mondiale car les nazis l'utilisaient.

 

Conclusion : Face aux dangers de l'oubli et de la falsification des lieux de mémoire sont valorisés ou créés. Ce sont en quelque sorte des espaces présents où le passé est inscrit pour l'avenir. La question qui se pose alors est de savoir de quel passé faire le récit. On se rend vite compte  qu'il s'agit d'une question éminemment sociale et politique mais dont le traitement est souvent confié à des artistes, des architectes des muséographes.  On constate que sur le sujet les représentations peuvent évoluer en fonction notamment de l'influence des différents groupes porteurs de mémoires. Le rôle de l'historien est de veiller à ce que ce récit soit conforme à la réalité, ou du moins à l'état des connaissances compte tenu des progrès de la science historique. Si cela ne suffit pas, là où la mémoire des génocides est outragée, des lois mémorielles peuvent éventuellement fixer ce qui est établi.

 

A voir :

L'album d'Auschwitz : https://www.yadvashem.org/yv/fr/expositions/albumauschwitz/index.asp?utm_source=social&utm_medium=tw