La justice à l’échelle locale : les tribunaux gacaca face au génocide des Tutsis

« Nous avions trois choix. Le plus dangereux, était le chemin de la revanche. Le deuxième était celui d’une amnistie générale. Nous avons choisi la troisième voie, la plus difficile, celle consistant à traiter la question une fois pour toutes et à rétablir l’unité et l’intégrité de la nation. » Paul Kagame, ancien chef du FPR et président du pays, en 2012.

 

Face au dernier génocide reconnu à ce jour quelle justice mettre en place et pour quoi faire  ?

 

I Des injustices historiques sont à l'origine d'un conflit...

a) Les inégalités entretenues dans un contexte colonial (éléments de définition) ...

A l'origine les termes Tutsi et Hutu désignent avant tout au Rwanda des catégories socio-économiques. Les premiers étaient des  éleveurs relativement aisés et les seconds des agriculteurs plus modestes. Pendant la période coloniale, les colonisateurs belges ont cherché à exploiter cette distinction en lui donnant un sens ethnique pour diviser la population. Ils se sont surtout   appuyés sur les tutsis qui s'en trouvaient ainsi favorisés. Les hutus représentent un peu moins de 85% de la population et les  tutsi 15%. Il existe un troisième groupe au Rwanda, les Twa. Ils sont extrêmement minoritaires et appartiennent au groupe pygmée. Avant même l'indépendance, des massacres contre les tutsis sont perpétrés. C'est le cas en 1959 avec la "toussaint rwandaise".

 

Ethnie :  groupe humain ayant un sentiment d'appartenance à la même communauté par l'ascendance, par des origines communes. C'est la seule définition généralement retenue pour définir une ethnie. L'idée de caractéristiques physiques communes est discutable car elle donne une définition raciale de l'ethnie. Certains considèrent qu'il est possible de distinguer les ethnies culturellement par la langue, les coutumes et la religion. Dans le cas des hutus et des tutsis, ce n'est pas le cas. Ils parlent par exemple la même langue, le kinyarwada et se marient selon les mêmes rites. (voir et lire "Petit pays")

 

 

b) ...donnent lieu à des représailles au moment de l'indépendance et après

Dans ce contexte, près de 300 000 tutsis se réfugient dans les pays voisins l'Ouganda, le Burundi, le Zaïre et la Tanzanie. En 1961, la République est proclamée par les Hutus. La Belgique finit donc par concéder l'indépendance en 1962. En 1963,  à nouveau, des Tutsis sont massacrés par des Hutus radicaux autour de la capitale Kigali. La même année, la loi du 20 mai 1963 amnistie tous les auteurs de crimes commis en 1959. A l'époque  ces meurtres sont présentés comme un aspect de la lutte pour l'indépendance. En1973, une nouvelle vague de massacres contre les tutsis a lieu. Elle provoque à nouveau le départ vers les pays voisins de milliers de tutsis. Dans ce contexte, les Tutsis ont le sentiment qu'on ignore la souffrance des victimes et que les bourreaux sont impunis.

 

Impunité : absence de punition.

 

Amnistie : loi imposant que les fautes passées doivent être oubliées et interdisant de futures poursuites.

 

c) Le Rwanda sombre ensuite dans une guerre civile meurtrière.

 

En 1987, des Tutsis réfugiés à l'étranger fondent en Ouganda le Front Patriotique Rwandais. En 1990 débute la guerre civile du Rwanda qui oppose le Front Patriotique Rwandais  (FPR)  dirigé par Paul Kagame à l'armée rwandaise ainsi qu'à la milice interahamwe  majoritairement Hutu. Le Rwanda est alors dirigé par le Hutu, Juvénal Habyarimana. Le 4 aout 1993, les accords de paix d'Arusha prévoient un partage du pouvoir entre Hutus et Tutsis. Mais cette tentative échoue. Le confit connait une nouvelle phase à partir du 6 avril 1994 quand l'avion du président Habyarimana est abattu. Pour les hutus, les tutsis en sont responsables. Débute alors un déchainement de violence.  Du 7 avril au 7 juillet 1994, des milliers d'hommes, de femmes et d'enfants appartenant à la minorité tutsie ainsi que des hutus modérés sont exterminées. Ces massacres organisés par les extrémistes hutus sont perpétrés par l'armée, des milices et des civils parfois proches des victimes. Certains qualifient ce crime de masse de génocide de proximité. . Paradoxalement, dans ce contexte, le 21 avril 1994, l'ONU réduit ses effectifs après l'assassinat de 10 casques bleus belges. Il faut attendre le 22 juin 1994 pour que  l'ONU autorise une intervention française c'est l'opération turquoise.  Le but est de créer une zone refuge pour les tutsis dans le sud du Rwanda. Finalement, le 4 juillet le FPR occupe la capitale Kigali et le19 un gouvernement d'union nationale est créé.

La résurgence du conflit montre les limites de la politique d'amnistie.

 

Génocide de proximité : expression forgée par les historiens pour mettre en évidence l'implication d'une partie importante de la population dans le processus génocidaire, les victimes étant souvent des connaissances des tueurs dans les campagnes.

 

II ....dont les crimes sont punis avec de nouveaux moyens.

a)  Une justice internationale est mise en place

Les violences font 800 000 victimes. Dans ces conditions dès 1994, le conseil de sécurité de l'ONU crée un Tribunal Pénal International pour le Rwanda (TPIR) dont le siège se trouve à Arusha en Tanzanie. Son rôle est de juger les personnes présumées responsables d'actes de génocide ou d'autres violations graves du droit international humanitaire commis sur le territoire du Rwanda entre le 1 janvier 1994 et le 31 décembre 1994. C'est ainsi qu'en 1998, le TPIR reconnait Jean-Paul Akayesu coupable de neuf chefs d'accusation  sur les 15 retenus. Il est le premier poursuivi condamné pour crime de génocide tel que défini par l'ONU en 1948. Avec cette norme et ce tribunal, aucun responsable de crimes contre l'humanité ne peut se sentir à l'abri des sanctions ni dans son pays ni ailleurs. La gravité de ces crimes est telle qu'il existe une compétence universelle qui permet à tout Etat de les poursuivre. Depuis 2010, ce principe est inscrit dans la loi française. C'est ainsi que le 14 mars 2014 Pascal Simbikangwa, capitaine de la garde présidentielle Rwandaise est condamné par la cour d'assise de Paris à 25 ans de prison. Les historiens sont parfois consultés à l'occasion de ces procès. Ce fut le cas notamment d' Hélène Dumas, historienne spécialiste de la question.

 

Compétence universelle : capacité d'un Etat à poursuivre les auteurs des crimes les plus graves quelle que soit leur nationalité, celle des victimes ou le lieu où ils ont été commis. 

 

Crime de génocide : " acte commis dans l'intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel, par exemple : meurtre de membres du groupe, atteinte grave à l'intégrité physique ou mentale de membres du groupe, soumission intentionnelle du groupe à des conditions d'existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle." Convention pour la prévention et répression du crime de génocide, approuvée le 9 décembre 1948 par l'assemblée nationale des nations unies.

 

 

b)  une justice de proximité est créée pour palier les insuffisances de la justice pénale nationale

En 2001, on compte près de 120 000 prévenus dans les prisons Rwandaises. Le système judiciaire conventionnel rwandais se retrouve dans l'incapacité de traiter l'ensemble des dossiers. Cette année là est donc décidée la création de tribunaux spéciaux : les gacacas. A partir de 2005, 12 000 gacacas sont mises en place. Il s'agit de tribunaux participatifs inspirés des assemblées traditionnelles qui géraient les différends dans les communautés villageoises. Cette justice de proximité permet de  poursuivre les "infractions constitutives de  crime de génocide ou de crime contre l'humanité, commises entre le 1er octobre 1990 et le 31 décembre 1994". Pour présider les débats, 170 000 juges non professionnels ont été élus par la communauté puis formés. Ils président les débats publics de façon collégiale. Dans une procédure qui ressemble à la tradition anglo-saxonne, les accusés sont encouragés à avouer et à plaider coupable. Ils obtiennent en effet des réductions de peines dans ces conditions.

 

Principe de collégialité : principe qui exige l’intervention de plusieurs juges pour délibérer sur la plupart des décisions.

Principe de publicité : principe qui permet à tout citoyen d’assister aux audiences

Gacaca : tribunaux populaires mis en place au Rwanda à partir de 2005 inspirés des assemblées traditionnelles  au cours desquelles les sages du village réglaient les différends, assis sur le gazon, l'herbe douce ou "gacaca" en langue kinyarwanda.

 

c ) Le bilan des gacacas est discuté

Au total, entre 2005 et 2012, date de fermeture des tribunaux, les gacacas ont examiné deux millions de dossiers. Le taux de condamnation a été de 65%. 11.5 % des prévenus ont été condamnés comme planificateurs grands criminels et auteurs de viols, 61.6% en tant que meurtriers ou agi dans l'intention de donner la mort, 26.9% pour atteinte à la propriété. Les peines appliquées sont des peines de prison et des peines de travaux d'intérêt général. En cas d'aveux, ces peines sont amoindries. Ces tribunaux ont permis de réduire la population carcérale et de fournir une justice rapide. On a même parlé à son sujet de justice d'urgence. Ils ont aussi permis de rompre avec la culture de l'impunité qui prévalait au Rwanda auparavant et de mettre fin au cycle de la vengeance.

Mais la procédure est critiquée par des condamnés, des opposants et des ONG comme Human Rights Watch. Pour commencer, sans avocats les accusés ont du mal à assurer une défense efficace. Certains d'entre eux ont été victimes de fausses accusations. Dans certains cas, les témoins ont été victimes d'intimidations. Enfin, malgré l'ampleur du dispositif mis en place tous les auteurs de crimes n'ont pas été punis.  Même si l'actuel président Paul Kagame reconnaît à ce système "quelques imperfections", certains considèrent qu'il les a instrumentalisé à son profit.

 

d) Même si ces tribunaux ont participé à la réconciliation nationale.

" J'ai longtemps cru que la mémoire servait à se souvenir, je sais maintenant qu'elle sert surtout à oublier. " Pierre Chaunu

 

Ces tribunaux ont eu un rôle important dans la tentative de reconstruire l'unité nationale au Rwanda. Cependant là aussi le bilan est mitigé. Certes, les débats ont permis de mieux comprendre ce qui s'est passé en 1994. Des chaines de responsabilité ont pu être reconstituées. Des lieux de crimes et des charniers ont été découverts grâce aux aveux. Ainsi une histoire collective, un récit national semblent se construire. Cependant, il semble que tout n'aie pas été dit et que certains accommodements avec la vérité ont permis la réconciliation. Malgré tout, les procès ont peut-être permis un rapprochement entre victimes et bourreaux. Beaucoup d'accusés ont fait acte de repentance, parfois de façon automatique. Certaines victimes ont pu commencer un processus de pardon. Comme l'exprime  Vénuste Karasira, un rescapé du massacre : "le fait de parler aux tueurs et de les écouter m'a aidé dans mon processus d'apaisement ". De ce point de vue, on peut parler de justice transitionnelle. Aujourd'hui, il est interdit d'utiliser les termes d'hutus ou de tutsi pour se désigner mais le pays semble osciller entre tensions et apaisement. Il se promeut aujourd'hui comme une destination touristique sure.

 

Conclusion : Nous l'avons vu donc, l'expérience des gacacas est loin d'être parfaite mais elle a permis de donner une réponse rapide aux problèmes posés par l'ampleur du génocide rwandais. Son bilan n'est pas ridicule par rapport à celui d'autres instances. Cependant, on peut reprocher à ces tribunaux de ne pas respecter totalement les droits de la défense. En tout cas, il s'agit d'une tentative ambitieuse de s'appuyer sur la culture rwandaise pour juger des crimes commis dans le passé et éviter que d'autres soient commis à l'avenir.