Les enjeux géopolitiques d’une conquête : la course à l’espace des années 1950 à l’arrivée de nouveaux acteurs (Chine, Inde, entreprises privées…)

 

En 1959, le leader soviétique Nikita Khrouchtchev se rendait en voyage officiel aux Etats-Unis. C’était  un signe de la détente qui caractérisait cette période de coexistence pacifique. A cette occasion, il ne put s’empêcher d’offrir malicieusement à son homologue américain Eisenhower une reproduction du Spoutnik. Ainsi, il manifestait là clairement supériorité technologique et la puissance de son pays l’URSS. Il faisait aussi la démonstration du fait que dès les années 50 l’espace était un enjeu géopolitique.

 

Géopolitique : étude des relations entre les Etats (définition brève)

Puissance : capacité d’un Etat à imposer sa volonté aux autres (définition brève).

Coexistence pacifique : Doctrine selon laquelle la victoire du communisme sur le capitalisme doit être envisagée de façon pacifique au profit d’une compétition économique, idéologique et scientifique.

 

https://enseignants.lumni.fr/fiche-media/00000000709/le-voyage-de-khrouchtchev-aux-etats-unis.html

 

Problématique : Quels furent les enjeux géopolitiques de la conquête spatiale depuis 1950 ? Cette dernière fut-elle le reflet de l’évolution des relations internationales dans le contexte de la guerre froide et de la période qui lui succéda? 

 

I 1950-1965 : Dans le contexte de la guerre froide, s’engage une véritable course à l’espace qui est le reflet de la rivalité entre les deux superpuissances cherchant à montrer la supériorité de leur modèle.

 

«  Les Etats-Unis ont perdu une bataille plus importante et plus grave que Pearl Harbor » Edward Teller, physicien hongro-américain, spécialiste de l’atome, 1957.

 

a)     1945 : la rivalité technologique entre les deux super puissances précède la guerre froide.

                En 1950, Wernher von Braun est nommé directeur d’un centre de l’armée de terre américaine chargé de mettre au point des missiles guidés. Wernher von Braun n’a pas toujours travaillé pour l’armée américaine. Il était pendant la Seconde guerre mondiale l’un des principaux ingénieurs chargés de mettre au point les missiles balistiques V1 et V2 sur lesquels Hitler comptait tant pour l’emporter. A la fin de la guerre il fut récupéré par les forces américaines dans le cadre de l’opération Paperclip. Les soviétiques ont, eux aussi, essayé de récupérer des scientifiques Allemands à la fin de la guerre mais avec moins de succès. Ils devront compter sur leurs propres moyens pour s’engager dans cette rivalité qui les opposent aux Etats-Unis.

 

b)     1947- 1965 : les premiers temps de la guerre froide sont marqués par la supériorité technologique soviétique.

                Dans l’affrontement qui les oppose aux américains, les soviétiques remportent les premières victoires grâce au travail de l’ingénieur Sergueï Korolev. Ce dernier met au point en 1957 le premier missile balistique intercontinental  R-7 capable de porter une tête nucléaire. C’est ce même missile qui sert à lancer le 4 octobre 1957, le premier satellite artificiel Spoutnik 1.

Ce premier exploit démontre clairement que la conquête spatiale et la course à l’armement sont intiment liés. En effet, le lanceur R-7 met les Etats-Unis à la portée des armes atomiques soviétiques. Les Américains perdent l’avantage que leur donnaient les bombardiers B-52  et leurs bases autour de l’empire soviétique. Pendant une décennie, les soviétiques vont enchaîner les premières et les records. Ils envoient en 1959 la première sonde sur la Lune. La compétition technologique qui caractérise la coexistence pacifique semble donc gagnée par les soviétiques. En 1961, dans un contexte de tensions croissantes entre les deux superpuissances, ces derniers envoient le premier homme dans l’espace avec le vol habité de Youri Gagarine. En 1962, les Russes envoient par la première sonde sur Vénus. Valentina Terechkova, devient en 1963 la première femme ans l’espace. Remarque : Gagarine et Terechkova sont choisis pour leurs origines modestes afin de démontrer de façon idéologique la validité du modèle communiste. En 1964 par la première sonde sur  Mars est soviétique encore. Les Soviétiques réalisent également la première sortie extra véhiculaire en 1965.

 

c)     1965-1972 : Les Etats-Unis rattrapent progressivement leur retard.

                Les Etats-Unis restent à la traine des Soviétiques dans un premier temps, Ils envoient leur premier satellite artificiel Explorer 1 en 1958 grâce au travail de Wernhr von Braun. En 1958 est créée la NASA. Cette même année débute le programme Mercury. Il est destiné à envoyer un homme dans l’espace et à le ramener. En attendant en 1960, le nouveau président américain John Fitzgerald Kennedy fait de l’espace une priorité. Il l’évoque dans son discours d’investiture. A ses yeux, l’espace fait partie de la « nouvelle frontière » que la société américaine doit chercher à atteindre. Il est conscient du retard des Etats-Unis dans le domaine spatial et il souhaite le rattraper. Il s’inscrit très clairement dans une logique idéologique pour faire la démonstration de la supériorité du modèle américain. En 1961 dans un contexte de tensions, croissantes avec l’URSS (construction du mur de Merlin) Alan Shepard devient  le premier Américain dans l’espace.  La même année, la NASA lance  le programme Apollo dont l’objectif est d’envoyer l’homme sur la Lune. Entre temps, en 1962 John Glenn est le premier Américain à réaliser un vol orbital. La disparition de Kennedy en 1963, n’empêche pas l’intensification des efforts dans ce domaine. En 1966, le budget de la NASA représente 4.5 % du budget américain. Ainsi en 1969, Neil Armstrong et Buzz Aldrin deviennent les premiers hommes à marcher sur la Lune. Le retard est largement rattrapé.

 

NASA : National Aeronautics and Space Administration, agence fédérale responsable de l’essentiel du programme spatial civil des États-Unis.

 

II 1969 – 1989 : La conquête spatiale illustre l’état  des relations entre les deux superpuissances mais aussi de la volonté d’autres Etats de se soustraire à  la domination des deux grands.

 

a)     1972-1983 Dans le contexte d’une détente nécessaire après la crise de Cuba, les relations entre les deux superpuissances spatiales oscillent entre coopération et compétition.

                La crainte d’un affrontement nucléaire au moment de la crise des missiles de Cuba (octobre 1962) a rendu nécessaire une détente dans les relations entre les deux grands. Le 24 mai 1972 est signé un accord entre les EU et l’URSS sur l’exploration et l’exploitation de l’espace à des fins pacifiques. La même année Américains et Soviétiques décident de la mise en place du programme Apollo-Soyouz. C’est ainsi que le 17 Juillet 1975, l’astronaute Thomas Stafford à  bord de la capsule Apollo et le cosmonaute Alexis Leonov à bord de Soyouz se serrent la main dans l’espace après avoir arrimé leurs vaisseaux. C’est l’opération Apollo-Soyouz.

Il n’en demeure pas moins que les deux puissances restent en compétition. L’URSS crée la première station spatiale en 1971 (Saliout) mais les EU font sur la Lune la démonstration de leurs capacités. Ainsi les douze hommes qui ont marché sur la Lune entre 1969 et 1972 sont tous américains. La NASA développe ensuite une navette spatiale opérationnelle à partir de 1981. Cette dernière permet de réaliser des allers-retours Terre-Espace.

 

b)     1965-1980 : D’autres puissances contestent le condominium soviéto-américain dans l’espace.

                La France devient la troisième puissance spatiale dès les années 60. Elle crée le CNES en 1961. En 1965 est créée la première fusée française (Diamant). Cette fusée lance le premier satellite artificiel Asterix en 1965. C’est en 1971 que le Royaume-Uni réalise le même exploit. Très vite à l’échelle européenne, il apparaît nécessaire de mutualiser l'effort budgétaire nécessaire pour ce type de projet. L’Agence Spatiale Européenne (ASE-ESA) est créée en 1975. La France parvient à réaliser en  1979 le premier tir de la fusée Ariane. En 1980, Arianeespace devient la première société commerciale de transport spatial. C’est le début d’une aventure technologique et économique européenne réussie.

Dès 1958,  la Chine débute son programme spatial. Elle parvient ainsi à lancer en 1970, sa première fusée Longue Marche. De son côté, l’Inde possède ses propres lanceurs dès 1980 grâce au soutien soviétique.

 

c)     1983-1989 : Dans un contexte de refroidissement des relations entre les deux grands, l’espace redevient un enjeu majeur qui détermine l’issue du conflit.

                En 1981, le président républicain, Ronald Reagan arrivé au pouvoir en 1981, annonce le lancement d’un programme d’initiative de défense stratégique (IDS). Il s’agit d’un réseau de satellites équipés de radars et de lasers capables d’intercepter les missiles balistiques soviétiques. En réalité les EU n’ont pas les moyens de développer ce projet mais les Soviétiques ne le savent pas. L’incapacité des Soviétiques à soutenir l’effort financier et technologique nécessaire pour se maintenir dans la course à l’armement annonce la chute de l’URSS. L’échec du projet de navette soviétique Bourane  qui ne fit qu’un seul vol en 1988 est le reflet de cet affaiblissement.

 

III 1989-à nos jours. Depuis la fin de la guerre froide, la multiplication des acteurs n'empêche ni les formes de coopération ni les rivalités.

 

a)     La fin de la Guerre Froide donne le sentiment que l’heure est venue de coopérer.

                L’URSS s’étant effondrée, les Américains n’ont plus besoin de mobiliser tant de moyens dans la course à l’espace. Désormais les sommes allouées par les Etats-Unis à la conquête spatiale ne représentent plus que 0.5% du budget. De plus, la catastrophe de Challenger en 1986 a remis en cause le choix stratégique onéreux de la NASA. De son côté, la Russie n’a plus les moyens financiers de mettre en œuvre des programmes spatiaux ambitieux mais elle conserve sa maîtrise technologique en matière de lanceurs. Elle continue à utiliser contre loyer la base spatiale de Baïkonour située désormais dans un Etat indépendant issu de l’éclatement de l’URSS, le Kazakhstan. C’est dans ce contexte, que se développe le projet de station spatiale internationale (ISS). Cette plateforme est construite progressivement entre 1998 et 2011. Ce programme associe des Américains, Russes, Japonais, Canadiens et  Européens. Les Américains n’ont pas souhaité y associer les Chinois.

https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/cac98047576/station-internationale-iss

 

b)     Les acteurs de la conquête spatiale se multiplient.

                Dans les années 2000, on assiste donc à un regain d’intérêt pour l’espace. La Chine confirme sa montée en puissance en envoyant le premier taïkonaute dans l’espace en 2003. Ils sont en mesure de propulser un rover sur la lune (Yutu 2). L’Inde poursuit ses ambitions spatiales mais échoue dans ses tentatives d’envoyer un engin lunaire. Le Brésil développe son propre programme spatial. La Corée du Nord accompagne sa politique d’armement nucléaire par la mise au point en 1998 d’un missile balistique de moyenne portée Taepodong-2 qu’elle tente de transformer en lanceur de satellite. Elle bénéficie dans ce domaine du soutien de l’Iran. Le Pakistan tente lui aussi de s’engager dans l’aventure spatiale. De leur côté, les israéliens ont échoué dans leur tentative d’alunissage en 2019. Très clairement, le space power est devenu un nouveau moyen d’affirmer la puissance d’un Etat. Du point de vue des puissances spatiales, le monde est donc devenu multipolaire.

                Les nouveaux acteurs de la conquête spatiale sont également privés. On peut citer Space X d’Elon Musk, Virgin Galactic de Richard Branson, Blue Origin de Jeff Bezos. En 2019, les Big Tech avaient consacré 13.3 milliards de dollars à des investissements concernant l’espace. Certaines de ces entreprises proposent de vendre des voyages à des touristes spatiaux ou envoient désormais leurs propres satellites de communication. Mais désormais Space X se lance dans l’exploration spatiale. En 2018, la société  californienne a mis en orbite une fusée FalconHeavy avec pour ambition de gagner l’orbite de Mars qui représente le nouvel objectif à atteindre depuis les années 2000. La Lune est désormais perçue comme une base intermédiaire possible pour ce type de vol. Ces nouveaux acteurs constituent ce qu’on appelle le New Space. Ils concurrencent désormais les programmes spatiaux à financements publics (Nasa, Ariane et nouveaux lanceurs de satellites). S’amorce ainsi une véritable guerre des lanceurs.

 

New space : terme désignant l’arrivée de nouveaux entrepreneurs privés souvent issus de l’économie numérique pour développer des technologies spatiales  en opposition au Old Space (Etats et institutions publiques comme la NASA)

Space power : capacité d’un Etat à se projeter dans ‘espace pour satisfaire ses besoins en termes d’applications civiles et ou militaires.

 

c)     Aujourd’hui, la tendance serait-elle à la renationalisation des enjeux spatiaux ?

                C’est ce que pourrait laisser croire le retrait américain de l’ISS programmée pour 2024 et l’annonce faite par les Russes dans le contexte de la guerre en Ukraine d’en faire autant la même année. Cependant, le programme de coopération à des suites. L’Agence Spatiale Européenne entend bien s’associer au projet Artemis  de la NASA qui vise à transporter le vaisseau Orion au moyen de la fusée la plus puissante jamais créée : SLS (Space Launch System). Dans ces conditions la Chine développe sa propre station spatiale, Tiangong dont les premiers prototypes ont déjà été envoyés dans l’espace. La Chine a proposé aux autres nations d’y participer.

                Mais des tensions apparaissent dans l'espace et au sujet de l’espace. On assiste à un véritable processus de militarisation ou de martialisation de l’espace. Désormais, les Etats-Unis, la Russie, la Chine et l’Inde sont capables de détruire des satellites au moyen de satellites antimissiles. Mais il existe d’autres moyens de mettre des satellites hors d’usage, notamment en brouillant électroniquement leurs communications. Les Russes l’auraient fait récemment contre le satellite européen Sentinel-1 au dessus de la Mer Noire. La Corée du Nord et l’Iran se sont également livrés à ce type de tentative. En 2019, Donald Trump  a lancé 2019 un commandement militaire de l’espace. Désormais, la Chine, la Russie et la France s’engagent dans le même type de logique. Les satellites d’aide au positionnement et à la navigation sont aussi des enjeux majeurs en cas de conflit. C’est la raison pour laquelle l’Europe développe son programme spatial (Galiléo) dans une logique d’indépendance stratégique. Elle rencontre cependant quelques difficultés dans ce domaine.

 

Martialisation : « La martialisation de l'espace peut être définie comme l'utilisation de l'espace au profit des actions militaires en plaçant dans l'espace des objets inoffensifs pris isolément, mais constitutifs d'un système de combat. » Colonel Jean-Luc Lefebvre.

 

 

Conclusion :

De 1950 à nos jours, l’espace est devenu un enjeu géopolitique majeur. Il permet aux différents acteurs que la conquête spatiale de manifester leur puissance économique et technologique mais leur maîtrise de l’espace contribue également à leur capacité de contrôle. Si dans un premier temps les Soviétiques ont dominé dans ce domaine dans le contexte de la guerre froide, ils ont rapidement été rattrapés par les EU qui sont à ce jour la première puissance spatiale. On voit désormais apparaître de nouvelles  puissances spatiales mais aussi des acteurs privés capables de déployer des moyens comparables à ceux des Etats. La Lune et Mars en particulier deviennent pour tous des objectifs à atteindre. Chacun y va de son programme d’alunissage ou de construction de station dans la perspective de voyages plus lointains. En ce qui concerne l’espace, les considérations n’ont jamais été strictement pacifiques dans le contexte de la Guerre Froide. Il en est de même aujourd’hui. Ce n’est pas un hasard si la série « Space force » imagine un affrontement sur la Lune entre spationautes américains et taïkonautes chinois.