Une
photographie peut-elle changer l'opinion ?
L’opinion
publique européenne voire mondiale a récemment été émue par la photographie
du petit Aylan retrouvé mort sur une plage de Turquie
en septembre 2015. Cet événement a suscité de nombreux commentaires sur les
effets de cette photographie sur les consciences. Certains se demandaient
pourquoi cette photographie là avait suscité tant de réactions. Quelles étaient
ses particularités ? En quoi se distinguait-elle des autres photographies
de migrants pourtant publiées par la presse? Pour simplifier, l'opinion publique désigne la façon de
penser partagée par le plus grand nombre. Quelle relation l’opinion publique
entretient-elle avec ce qui n’est au départ qu’une technique permettant de reproduire une image au moyen de différents
supports. Dans le cas de la photographie traditionnelle ou argentique il s’agit
d’un support chimique photosensible. Dans celui de la photographie numérique,
c’est d’un support électronique qu’il s’agit.
Alors,
l’opinion est-elle aussi « photosensible » ? La photographie
peut-elle changer l'opinion ?
I Il existe des photographies ….
a) ...qualifiées d'icones …
Les photographies érigées au rang d’icones médiatiques ne sont pas si
nombreuses. Pour les besoins de la démonstration il est possible d’en retenir
quelques unes en relation avec le programme. La première est une photographie de Nick Ut. Il l’a
réalise le 8 juin 1972 à la sortie du village de Trang
Bang dans le sud Vietnam qui vient
d’être bombardé au Napalm. Nick Ut ne se contente pas de prendre la
photographie. Il recueille également la petite Kim Phuc
qu’il amène à l’hôpital pour la faire soigner. 17 interventions étalées sur 14
mois ont permis de sauver la petit fille. Grâce à de bonnes conditions
météorologiques, par radio-téléphone puis au moyen
des sous-marins américains, la photographie est transmise aux bureau de l’Associated Press. Elle fait donc
la une des journaux américains et du monde entier à partir du 12 juin. Nick Ut obtient ainsi le prix Pullitzer.
En
1993, le Soudan est frappé par une famine extrêmement grave. Le 11 mars Après
avoir attendu 20 minutes que le vautour
déploie ses ailes derrière l’enfant mourant de faim, Kévin Carter
déclenche l’obturateur de son appareil. Il est alors à quelques mètres du
centre de secours de médecins du monde. Il obtient lui aussi le prix Pullitzer pour cette photographie. Mais il se suicide le 27
juillet 1994.
En 1997, l’Algérie est frappée par une série
d’attentats perpétrés par les Groupes islamiques armés (GIA). Le 22 septembre
près de 200 personnes sont massacrées à Zmirli près
d’Ager Hocine Zaourar
prend cette photographie à l’hôpital où il aperçoit cette femme pleurant la perte de membres de sa famille. Diffusée
l’Agence France Presse, cette photographie connaît un grand succès dans le
monde entier. Elle est reprise par près de 750 journaux, et rebaptisée la « madonne de
Bentahla». Dans
cette femme effondrée, l'Occident voit une pietà qui s'inscrit dans la tradition picturale chrétienne.
En
septembre 2015, la presse européenne publie la photographie du petit Aylan mort noyé sur
une plage de la station balnéaire de turque de Bodrum.. Cette photographie a
été prise le mercredi 2 septembre par Nilüfer
Demir, une photographe de l'agence turque DHA.
b)
...tant elles semblent avoir un effet
sur l'opinion publique ...
L’évolution de l’opinion publique américaine a eu un impact majeur sur le
déroulement de la guerre du Vietnam. Les sondages,
menés notamment par l’institut américain Gallup (c’est le nom de
l’inventeur du procédé dans les années 30) révèlent que celle-ci a basculé.
D’abord majoritairement favorable à l’intervention des EU au Vietnam dans le
contexte de la guerre froide, celle-ci dévient ensuite hostile à cet engagement
comme en témoignent les chiffres de 1972. Certains ont pu affirmer que l’armée
américaine avait perdu la guerre de
l’image. La photographie de Nick Ut aurait alors contribué, avec
tant d’autres, notamment celle des body bags, à retourner l’opinion publique américaine.
Très récemment, en France, on a pu constater
une évolution de l’opinion publique sur la question de l’accueil des migrants.
Le 2 septembre un sondage commandé par BFM TV révélait que 56% des français
étaient opposés à l’accueil de migrants en France. Or, une semaine plus tard,
le même média révélait que l’opinion publique française avait changé puisqu’
après la diffusion de l’image du petit Aylan kurdi, 53% des français se disaient favorables à l’accueil
de réfugiés et de migrants sur le territoire français.
c)
Elles présentent en général des caractéristiques communes
Comment expliquer
l’impact de ces photographies sur l’opinion publique ? Pour la philosophe Marie-José Mondzain,
l’image iconique est un symbole
universel. Parmi ces symboles qui touchent la plupart des publics figure
l’enfant mort ou mourant. On peut citer aussi le Vautour et l’enfant de Kévin Carter (Soudan-1993), Omaya Sanchez photographiée par Franck
Fournier (Colombie-1985). Les mères
éplorées ou en deuil sont aussi parfois les sujet de ces images iconiques.
La « Madonne de Bentahla »
d’Hocine Zaourar.( Algérie-1997) figure dans cette
catégorie ou la « Madone des
décombres » de Tadashi Okubo
pour le quotidien "Yomiuri Shimbun"
(Japon-2011). Le sémiologue Roland Barthes dirait que l’enfant disparu
et la douleur de la mère font partie d’un
studium partagé par le plus grand nombre. Ce
terme désigne, pour lui, les références culturelles communes
permettant d’interpréter et éventuellement d’être touchés de la même façon par
l’image. Ces photographies ont d’ailleurs des relations avec d’autres images.
On peut parler avec Clément Chéroux d’intericonicité. Il forge cette expression en reprenant l’expression de Gérard
Genette au sujet de la littérature. Ce dernier parlait d’intertextualité. Par exemple, on peut reconnaître le Cri de Munch sur le visage de Kim
Phuc, comme le soulignait Mauriane.
On peut identifier une Piéta chrétienne
dans en la « Madone de Benthala ».
Pour Marie-José Mondzain, les photographies iconiques ont un autre
point commun. Elles sont des promesses
de résurrection ou d’insurrection. Elle veut dire par là que ces images
nous poussent à vouloir changer le cours d’une réalité inadmissible. La mort d’Aylan est inacceptable. On aimerait tout faire pour
l’empêcher, ou pour empêcher que cela ne se reproduise.
Enfin, ces images donnent à voir l’invisible. Ce qui peut
difficilement être représenté : la douleur du deuil, le désespoir, l’état de
choc. L’invisible peut désigner
aussi ce qui d’habitude n’est pas montré, le tabou : l’enfant mort, sa
chair convoitée par un animal ou alors sa nudité. Ainsi, la photographie de kim Phuc courant
nue, ne fut publiée que le 12 juin parce que certains chefs de rédactions trouvaient
la photographie pouvait choquer la décence publique. Si l’image iconique n’est
pas toujours transgressive, elle
comporte souvent un décalage, une discontinuité, une hétérogénéité entre les éléments qui la composent. Roland
Barthes parle à ce sujet de punctum,
une forme de ponctuation qui, comme un point, rompt la continuité du message,
du discours. Cet effet se perçoit sur une photographie prise également dans le
contexte de la guerre du Vietnam : la
jeune fille et la fleur de Marc Ribout. Ce
sentiment d’incongruité, de bizarrerie,
peut aller jusqu’au malaise. On ne
peut s’empêcher de se demander pourquoi le témoin de la scène a pris la photo
plutôt que de secourir la victime. On ressent ce malaise en regardant la photo
intitulée Le vautour et l’enfant. Kévin
Carter a d’ailleurs été très critiqué pour cela. Tout comme Ketevan Kardava,
envoyée spéciale d'une chaîne publique géorgienne à Bruxelles. C’est elle qui a
photographié La femme à la veste jaune
qui a fait la une de nombreux journaux à la suite des attentats d’avril 2016.
Elle a dû s’en expliquer et rappeler qu’elle ne s’est pas faite payée pour se
tirage. Ce n’est que 28 ans après les événements qu’il fut révélé que Nick
Ut était celui qui avait recueilli la jeune brulée et amenée à l’hôpital.
Il fut ainsi disculpé du tort d’avoir tiré sa célébrité d’une photographie
prise sans se soucier du devenir de l’enfant. Roland Barthes disait des photographies ordinaires qu’elles étaient
invisibles dans la mesure où, à les regarder, on oubliait le support en se
focalisant sur le sujet. Dans le cas de certaines photographies iconiques, ce n’est absolument pas le cas. On ne
peut s’empêcher de s’interroger sur la vanité de l’image face à l’urgence du
drame.
Intericonicité : elle pourrait
être définie comme la présence d’une image dans une autre.
III Mais leur impact
sur le cours de l'Histoire ne doit pas être exagéré ...
Une
question reste ouverte : toutes les populations du monde perçoivent-elles
ces images iconiques de la même façon ?
On peut en douter si
on se souvient des références chrétiennes souvent évoquées à l’étude de
certaines de ces icones médiatiques. La crucifixion du Christ dans l’œuvre recadrée
de Nick Ut, la vierge Marie pleurant son fils dans la Madone de Bentahla.
Or ces références iconiques ne sont pas partagées par tout le monde. En
Algérie, Hocine Zaourar a été sévèrement
critiqué par la presse et le régime pour avoir publié sa Madone. D’une manière générale, on constate que toutes les cultures
n’ont pas le même rapport à l’image. Par exemple, les protestants gardent une
certaine réserve par rapport à la représentation des saints. Roland Barthes
avec J-J Goux rappellent également les préventions du judaïsme vis-à-vis
des images. On note cependant, malgré tout, que certaines références
culturelles sont partagées au-delà de l’aire de civilisation occidentale, si
tant est qu’elle existe. On peut y voir l’effet des étapes de la mondialisation marquées successivement par la colonisation, et le développement de réseau de communication de dimension
mondiale. Cette partie du raisonnement mérite certainement un développement
plus large.
En Europe même, la
réception de ces images peut-être différente. Par exemple, en Allemagne, le 11
septembre 2015, quelques jours après la diffusion de la photographie du petit Aylan, 66% des Allemands se disaient favorables à l’accueil
de réfugiés. Autrement dit, ils sont proportionnellement plus nombreux à être
favorables à une politique d’accueil en Allemagne qu’en France. Il convient
donc d’être nuancé lorsqu’on évoque l’existence d’icones universelles.
Ceci nous invite a
rechercher ailleurs les explications de l’évolution de l’opinion publique.
L’ouverture apparente du peuple allemand peut s’expliquer par un contexte
socio-économique plus favorable. Par une histoire marquée au cours du 20ème
pas deux épisodes majeurs de flux et re-flux de
réfugiés allemands : au lendemain de la seconde guerre mondiale et à la
veille de la chute du mur de Berlin en 1989. Peu de commentateurs ont souligné
le poids de ce passé dans les mémoires
et les représentations de la société allemande.
L’effet d’une image iconique n’est pas non plus permanent,
pérenne. Il peut s’estomper avec le temps. Un sondage Ifop
pour le compte du journal Ouest-France publié le 6 mars 2016 révèle que
désormais une majorité de Français est opposée à ce que les migrants arrivant
sur les côtes grecques et italiennes soient répartis dans les différents pays
d’Europe, dont la France. Ce même sondage révèle une érosion de cette
proportion depuis septembre 2015 au moment de la diffusion de la photographie
du petit Aylan. En Allemagne également, l’opinion
publique allemande semble moins unanime depuis l’épisode dramatique du
réveillon du jour de l’an à Francfort. Ce jour-là de jeunes femmes avaient été
agressées, semble-t-il, par de jeunes migrants. Au-delà des réactions légitimes
suscitées par ce type d’agression, il faut aussi rappeler l’importance de la
question des agressions sexuelles dans la mémoire allemande. La population fut
en effet traumatisée par les exactions commises par une armée rouge revancharde
après l’épisode nazi. En effet, les femmes ne furent pas épargnées alors.
Pour finir , on
peut se demander si les photographies iconiques ne sont pas plus des marqueurs
de l’opinion publique qu’elles reflètent que des facteurs de transformations.
C’est en tout cas, sur ce point qu’insiste André Gunthert,
spécialiste d’Histoire visuelle. Il s’appuie pour les besoins de sa
démonstration sur l’exemple de la photo de Nick Ut. Il rappelle que
celle-ci a été publiée en 1972 par Life,
un journal républicain pro-Nixon à l’heure où l’opinion publique
américaine avait déjà basculé depuis 1968 à la suite de l’offensive du Têt. On
peut noter également qu’à ce moment là le président américain avait déjà amorcé
le processus de « vietnamisation » du conflit, c’est-à-dire la
préparation du retrait américain en laissant la gestion de la guerre aux
troupes du Vietnam du Sud. Autrement dit les photographies iconiques marquent
parce qu’elles reflètent l’état de l’opinion publique, elles correspondent à
l’air du temps.
Conclusion :
S’il
est indéniable que l’opinion publique peut être sensible à certaines
photographies leur impact sur celle-ci peut s’avérer moins déterminant qu’il
n’y paraît. La sensibilité des opinions publiques est déterminée par des
références plus ou moins communes à toutes les sociétés. Certains symboles
semblent universels, mais les opinions publiques, si tant est qu’elles existent,
restent marquées par une histoire et des références spécifiques. Par ailleurs,
l'impact de ses images peut s'avérer limité dans le temps. D'autres facteurs
interviennent dans la formation des opinions publiques. Si, les photographies
peuvent donc contribuer à forger l'opinion elles ne le font pas seules et
systématiquement.
Auteur :
NEREE
Manuel
Bibliographie :
BARTHES R., La chambre claire, note sur la photographie, Cahiers du Cinéma, Gallimard Seuil, 1980.
GUILLOT
C., L'encombrante
"madone" d'Hocine Zaourar, LE MONDE, 06.10.2005.
Enquête
Ouest-France,
http://international.blogs.ouest-france.fr/archive/2016/03/05/migrants-schengen-15766.html
( date de consultaion mai 2016)
CHEROUX C., « Le
déjà-vu du 11-Septembre », Études
photographiques, 20 | Juin 2007,URL :
http://etudesphotographiques.revues.org/998. consulté le 09 mai 2016.
BROUE
C, Une image peut-elle changer l'opinion
?, entretien avec André Gunthert : titulaire de la
chaire d'Histoire visuelle à l'EHESS et Marie-José Mondzain
: philosophe et écrivain, directeur de recherche au CNRS, http://www.franceculture.fr/emissions/la-grande-table-2eme-partie/une-image-peut-elle-changer-l-opinion
Date de publication : 05-16