De l’Empire Ottoman à Erdogan :
l’évolution des relations entre la religion et l’Etat en Turquie à travers une date-clé : 1924,
l’abolition du califat.
En janvier 2015, Recep
Tayyip Erdogan recevait Mahmoud
Abbas, le président de l’autorité palestinienne au milieu de soldats vêtus des
uniformes des armées ottomanes
successives. Derrière la mise en scène de cette photographie se cache
peut-être la nostalgie de l’époque de l’Empire
ottoman. A l’époque, le sultan était dans le même temps souverain et
calife. Littéralement, le calife est le
successeur de Mahomet. A ce titre, il est le commandeur des croyants. Or le
programme nous invite à étudier l’abolition
du califat par Mustafa Kemal en 1924.
On
peut donc utiliser l’étude de cette date-clé pour déterminer comment ont pu
évoluer les relations entre la religion
et l’Etat, de l’Empire Ottoman à nos jours en passant par la Turquie d’Atatürk.
I Rappel : Le
califat ottoman, une réponse aux divisions de l’Islam.
a)
Est calife le
successeur du prophète.
A la mort du prophète Muhammad en 632,
les quatre premiers califes qui lui
succèdent sont choisis par les fidèles parmi ses proches. La péninsule arabique est alors presque
unifiée politiquement et religieusement autour de l’Islam. Les premiers califes
lancent alors des offensives qui marquent le début d’un empire arabo-musulman.
Calife : littéralement
« successeur » [de Muhammad] expression qui désigne le chef
spirituel et temporel de la communauté
musulmane.
Califat : ensemble des
territoires sous l’autorité politique et religieuse du calife.
b)
Mais le titre divise.
En
661, Ali gendre et cousin du prophète est écarté par Mu’awiya qui
fonde la dynastie des Omeyyades. La
capitale califale est déplacée de Médine à Damas. L’islam se divise alors entre
sunnites et chiites. Les sunnites
reconnaissent la succession califale, tandis que les chiites rejettent la
dynastie Omeyyade.
Les
divisions se poursuivent ensuite :
Les
Abbassides (7ème
siècle) s’imposent face aux Omeyyades et
déplacent la capitale califale à Bagdad.
Les
Fatimides (10ème
siècle) imposent leur autorité depuis le
Caire en Egypte.
Les
Omeyyades se réfugient en Espagne dans l’Al-Andalus fondent le
califat de Cordoue au 10ème siècle.
L’Empire musulman est donc éclaté en trois califats et chacun peine à
maintenir son unité face notamment à l’autorité montante des émirs
et sultans. C’est ainsi qu’émerge progressivement l’Empire Ottoman. Il est créé
au 13ème siècle par Osman I. Il s’étend ensuite,
mettant fin à l’empire Byzantin par
la prise de Constantinople en 1453. L’Empire ottoman connait son apogée aux
15ème et 16ème
siècles sous le règne de Soliman 1er dit le Magnifique. En
1516, le sultan ottoman Selim 1er se fait céder le califat par le dernier calife abbasside Al-Mutawakkil III. Désormais, le sultan ottoman est aussi
calife. Il s’impose à l’ensemble de la communauté sunnite. Il n’y a pas de séparation entre le chef politique
et le chef religieux. Le calife est
chef temporel et spirituel. Les ottomans règnent ainsi jusqu’au début du XXème siècle. En 1918, l’extension du califat correspond aux
limites de l’Empire ottoman.
Emirs : chef
militaire, gouverneur de province islamique au nom du calife.
Sultan : titre donné
par le calife à des souverains musulmans à qui il délègue le pouvoir temporel.
Dans l’Empire ottoman, les souverains cumulent les titres de sultan ottoman et
de calife de l’islam.
Sunnites et chiites : au contraire des
sunnites, les musulmans chiites ne reconnaissent pas les trois premiers
califes. Pour eux, le premier calife est Ali cousin et gendre du prophète.
Seuls ses descendants peuvent exercer le califat.
Sunna : littéralement
pratique ou coutume. Règles dont tout musulman doit s’inspirer, essentiellement
fondées sur les faits et gestes du Prophètes et codifiées dans les recueils de
traditions hadiths.
II Le califat ottoman
disparaît…
a)
…au moment où l’Empire ottoman est affaibli par la
Première Guerre mondiale.
L’Empire
ottoman
lié par traité à l’Allemagne depuis le 2aout 1914 entre dans le conflit aux
côtés de l’alliance en octobre
1914. Dans un premier temps l’Empire
résiste face aux alliés de la Triple Entente comme à l’occasion de la bataille de Gallipoli en 1915-1916 pour
le contrôle du détroit des Dardanelles.
Au cours de cette bataille l’officier Mustafa
Kemal s’illustra. C’est aussi dans
ce contexte qu’est perpétré le génocide
des arméniens. Mais en 1918, l’Empire
Ottoman s’effondre. Il finit par signer l’armistice le 30 octobre 1918. Le
10 août 1919, le traité de Sèvres
impose le démembrement de l’empire
Ottoman. L’empire Ottoman est attaqué par les armées grecques, arméniennes,
françaises et italiennes. L’autorité du Sultan est alors très affaiblie.
b)
Arrivé au pouvoir, Mustafa Kemal…
Les Jeunes-Turcs,
mouvement nationaliste créé en 1889, en profitent pour s’imposer au pouvoir.
Ils considèrent que le sultan s’est montré trop conciliants face aux exigences
des alliés victorieux. Le23 Avril 1920 est
élue une Grande Assemblée
nationale de Turquie. Elle désigne à l’unanimité Mustafa Kemal président. En novembre 1922, le sultanat est aboli. Le sultan-calife Mehmet
VI perd donc ce qui lui restait de
pouvoir et l’Assemblée élit son cousin Abdümecid
II à la fonction de calife. Ses
pouvoirs sont uniquement religieux. Le 29 octobre 1923, la République de Turquie est
proclamée. M. Kemal est élu président
pour 4 ans, en principe.
c)
… réforme
profondément l’Etat turc.
Mustafa
Kemal considère que l’Islam est
responsable du retard pris par l’Empire Ottoman. Il a donc pour objectif de
laïciser et d’occidentaliser le pays.
Le
3 mars 1924, le califat est aboli. Le 101ème et
dernier calife Abdülmecid II part en exil. La
même année est créé le Dyanet,
ministère turc des affaires religieuses
qui contrôle désormais les mosquées, fournit les prêches du vendredi, nomme et rémunère les imams. Ces derniers sont désormais considérés
comme des fonctionnaires. En 1928,
la mention de l’Islam comme religion de
l’Etat turc est supprimée de la Constitution. En 1935, le dimanche remplace le vendredi comme jour férié. Enfin en 1937, la laïcité est inscrite dans la
Constitution turque. Très clairement celui qui à partir de 1934 se fait
appeler Atatürk établit une laïcité de contrôle qui cherche
moins à faire cohabiter les communautés religieuses qu’à soumettre
la religion dominante : l’islam sunnite.
Dans
le même temps, des mesures inspirées du
modèle occidental sont adoptées par celui qui ne cache pas son admiration
pour la Révolution française. Le port du fez, chapeau traditionnel turc est interdit. Les femmes sont encouragées à se dévoiler. En 1926, un code civil d’inspiration occidentale
est introduit dans le pays. Les femmes obtiennent l’égalité complète en matière d’héritage.
La polygamie est interdite. Entre 1930 et 1934, les femmes obtiennent le droit de vote
et l’éligibilité au niveau local puis national. Par ailleurs, le calendrier de l’Hégire est remplacé par
le calendrier Grégorien et l’alphabet
latin se substitue à l’alphabet arabe.
III L’héritage d’Atatürk
…
a)
… est d’abord maintenu en matière de laïcité.
Jusqu’aux années 80, en dépit des
changements de gouvernements, des coups d’Etats et des périodes de dictature
militaire, c’est le modèle laïque hérité
d’Atatürk qui se maintient. A plusieurs reprises, l’armée apparaît d’ailleurs comme la garante de cette laïcité
intransigeante.
b)
Mais le contexte change des les années 80 avec
l’émergence de l’islamisme.
Le projet
islamiste n'est pas nouveau, il se développe déjà en 1920-1930 dans le
contexte de la colonisation, notamment en Egypte avec les Frères Musulmans. Dans les années 70, de nouveaux mouvements islamistes apparaissent. En 1979, a lieu une
révolution islamiste chiite en Iran.
Tandis qu’en Arabie Saoudite, la
dynastie saoudienne est gardienne des lieux saints, La Mecque et Médine. Elle
met sa fortune au service d'une conception
conservatrice des rapports sociaux.
Elle exalte le rigorisme moral
selon les principes du Wahhabisme (Ibn al Wahhab -1703-1791).
Wahhabisme : islam
sunnite puritain.
Islamisme
: L'islamisme est un projet qui vise à partir du pouvoir d'État à
créer un système politique totalisant qui gérerait tous les aspects de la
société, de l'économie en s'appuyant sur les seuls fondements de l'Islam et en
refusant le pluralisme politique (Olivier Roy). L'islamisme vise également à ré
islamiser la société.
c)
Cela se traduit par l’arrivée au pouvoir en
Turquie d’Erdogan et de son partie l’AKP.
En 2001, Recep
Tayyip Erdogan fonde le
Parti de la Justice et du Développement,
l’AKP. Ce parti se présente alors
comme un parti modéré comparable à
la démocratie chrétienne européenne.
Il prétend alors concilier démocratie, droits de l’homme et
islamisme. Mais il refuse la
séparation entre religion et Etat. En 2002, ce parti obtient 30% des voix aux élections législatives. Dans un premier temps, Recep Tayyip Erdogan
dirige le pays sans remettre en cause la laïcité.
Mais depuis, un certain nombre de
principes hérités du Kémalisme sont remis en cause comme l’interdiction du voile. La
cathédrale Sainte Sophie qui avait été transformée en musée est redevenue une
mosquée. Le Dyanet
n’est pas supprimé mais il renforce
l’autorité d’un pouvoir islamiste sur la société et contribue à l’influence de
l’islam turc dans le monde. Pour finir, le blasphème est de plus en plus criminalisé. Cependant, dans un
contexte où le régime devient de plus en plus illibéral, notamment après la tentative de coup d’Etat de 2016, Erdogan s’est bien
gardé de supprimer le principe de laïcité. Par exemple, le mariage civil est maintenu et la charia n’est pas appliquée.
Conclusion : de l’Empire Ottoman à la présidence
de Recep Tayyip Erdogan, les relations entre la religion et l’Etat
en Turquie ont évolué. A l’époque du
sultanat-califat, l’autorité politique et religieuse se confondent. Mustafa Kemal met fin à cela en laïcisant
le pays. Mais il établit un système où, paradoxalement, la laïcité renforce
la relation entre sphère politique et la sphère religieuse puisque l’Etat contrôle l’islam. Erdogan ne rompt pas totalement avec le ce modèle mais il
favorise la ré-islamisation
de la société turque conformément au projet
islamiste.