L'affaire Dreyfus  : l'information dépendante de l'opinion ?

"L'opinion publique n'existe pas" Pierre Bourdieu

En 1894, au moment où débute l’Affaire Dreyfus, la III ème République est encore jeune et menacée. Mais les républicains voient dans l’émergence de l’opinion publique le moyen d’affirmer la démocratie et de la faire vivre. On pourrait la définir comme l’expression de la manière de penser la plus répandue dans une société. C’est un ensemble d’idées, d’avis, de valeurs partagées par le plus grand nombre. C’est la raison pour laquelle, elle est parfois confondue à tort avec l’expression de la volonté générale, le peuple, la nation ou la société civile. Mais comme l'indique le philosophe et sociologue Pierre Bourdieu, c'est une notion qu'il convient de questionner pour ne pas dire critiquer tant il est difficile d'identifier un point de vue général.

Dans ces conditions, on peut se demander, dans le contexte de l'affaire Dreyfus,  si ce sont les médias qui ont fait l'opinion publique ou le contraire.  N'est-ce pas plutôt le public, le lectorat  qui a façonne le contenu de la presse à l'époque ?

Quelles relations entretiennent l'opinion publique et les médias ? L'opinion publique a-t-elle eu une influence sur les médias au pendant l'affaire Dreyfus et réciproquement ?

I Une affaire qui se déclenche dans un contexte particulier.

a) sur le plan politique. 

La toute jeune IIIème République est menacée à l'extrême droite par les partisans d'un régime plus autoritaire qu'ils soient monarchistes ou boulangistes. A l'extrême gauche également, les socialistes révolutionnaires qu'ils sont marxistes ou anarchistes estiment que cette république bourgeoise est  loin d'être véritablement démocratique.

Boulangisme : Mouvement politique qui réunit, sous le nom du général Boulanger, entre 1886 et 1889, un grand nombre d'opposants  à la troisième République. Ce mouvement est hétérogène on y trouve des bonapartistes des militaristes et des monarchistes. Ils ont en comment le souhait d'un gouvernement fort et l'espoir d'une revanche sur l'Allemagne. 

b) sur le plan géopolitique

Il faut dire que l''affaire débute 24 ans après la défaite française face aux Prussiens. La France a perdu à cette occasion, l'Alsace et la Moselle. Le nationalisme et l'esprit revanchard sont alors très présents dans l'opinion publique.

c) sur le plan culturel :  la vitalité de la presse à l'époque.

La presse écrite se développe à l'époque dans un contexte qui lui est favorable : Après la chute du second Empire en 1870, les lois constitutionnelles de 1875, définissent la IIIe République. Celle-ci adopte  la loi du 29 juillet 1881 qui stipule dans son article 1 que « l'imprimerie et la librairie sont libres ». « tout journal ou écrit périodique peut être publié sans autorisation préalable et sans dépôt de cautionnement"  Cette loi fonde depuis la liberté de la presse en France. La République espère fonder la démocratie sur une opinion publique éclairée dans tout le pays. Les progrès techniques, comme la rotative, l’offset ou l’héliogravure, permettent d’augmenter les tirages, d’en améliorer la qualité et d’en réduire le coût. Dans ces conditions, en 1880, le tirage de quotidiens dépasse, en France, les 3 millions d’exemplaires par jour. Il faut dire que lécole républicaine définie par Jules Ferry en 1881-1882 permet de développer le lectorat.  En dehors de quatre à cinq grands titres généralistes comme Le Petit Journal, les  journaux de l'époque sont essentiellement des journaux d’opinion ou des périodiques spécialisés. C'est à dire que pour l'essentiel, leur ligne éditoriale correspond à un point de vue particulier que les lecteurs partagent en achetant ou en s'abonnant. On a donc là une presse qui dans le même temps entretient et reflète des opinions.

II le rôle de la presse dans l'affaire Dreyfus.

a) La divulgation de l'affaire

En 1894, quand Dreyfus est condamné par le conseil de guerre, l'affaire est couverte par le secret militaire. Elle est gérée par l'Etat-major de l'armée et le gouvernement. Mais le premier novembre 1894, la Libre parole  journal antisémite annonce en dépit du secret militaire, l'inculpation de Dreyfus.

b) ... un déchaînement antidreyfusard.

Les travaux des historiens, laissent entendre que dans un premier temps, la presse est majoritairement antidreyfusarde. Voilà ce qu'écrit  l'abbé Picard dans le journal La Croix ,  le 10 mais 1894. " Adroit, intelligent, [le juif] s'insinue partout et partout, il fomente la haine du Christ : il possède tout l'or du monde et , à l'aide de cet or , par la franc-maçonnerie  dont il est l'âme, par la presse qu'il paye, il a bouleversé les sociétés chrétiennes et poursuit avec acharnement l'Eglise et le Pape. Ce juif... il est l'ennemi". C'est donc par antisémitisme qu'une partie de la presse et de l'opinion publique prend fait et cause contre Dreyfus.  En  février 1898, 87% de la presse est encore antidreyfusarde. Parmi les titres de la presse antidreyfusarde, on peut citer La Libre Parole, L'autorité, l'Intransigeant, La Croix, Le Gaulois.

c) qu'il convient cependant de nuancer.

Certains journaux tentent durablement de rester neutres sur cette question. C'est la cas du plus grand tirage de presse de l'époque Le Petit Journal qui refuse de prendre parti dans l'affaire pour ne pas perdre ses lecteurs . On voit donc que l'opinion publique pèse sur la ligne éditoriale de la presse. Des journaux prennent parti pour Dreyfus. C'est le cas de L'Aurore, La petite République, Le Siècle, Le Radical, La Fronde. Le Figaro, journal conservateur accueille pourtant les premiers articles de Zola et se montre plutôt favorable à une révision du procès de Dreyfus. Pour finir, l'historienne Madeleine Rebérioux, nuance ce constat en signalant qu'au sommet de la crise en 1898,  seul un tiers de la presse est véritablement mobilisé sur le sujet. Pour elle, dans la France rurale de l'époque, c'est l'indifférence qui domine.

d) J'accuse  est un tournant dans l'affaire Dreyfus.

Le 11 janvier 1898,  le conseil de Guerre acquitte Estherazy le vrai coupable du crime d'espionnage reproché à Dreyfus. Le 13 janvier 1898, l'écrivain Emile Zola  décide de réagir. Il publie donc une lettre ouverte (le texte) au président Felix Faure  dans le journal radical L'Aurore. Dans ce texte, intitulé « J’accuse » par Clémenceau alors contributeur du journal, le romancier  prend la défense de Dreyfus, alerte l'opinion publique et s’expose personnellement  à des poursuites pour diffamation dans le cadre des limites à la liberté d’expression définies par la loi de 1881. Il espère ainsi de provoquer un nouveau procès et en faire une tribune pour la défense d’Alfred Dreyfus.  C'est un tournant de l'affaire. Poursuivi en diffamation Zola est condamné à 3000 francs d'amende. Il est contraint à l'exil. Mais, à la suite de sa condamnation,  le procès de Dreyfus est révisé en 1899. Le nouveau procès a lieu à Rennes. Dreyfus est a nouveau condamné mais il est gracié. Zola meurt en 1902, dans des circonstances aujourd'hui encore discutées, sans voir le résultat de son engagement. Dreyfus est finalement réhabilité par la cour de cassation en 1906. Pour la petite histoire, l'armée n'a reconnu l'innocence de Dreyfus qu'en 1994 !!!.

d) La presse et l'opinion publique évoluent

Pour en revenir à 1898, avec J'accuse l'affaire prend l' ampleur d'une affaire d'Etat.  Désormais, à l’image de l’opinion publique française, la presse se déchire alors entre journaux dreyfusards et antidreyfusards. Ces derniers sont le plus souvent mus par un antisémitisme viscéral. Le climat politique est d'une grande violence. On oublie parfois de dire qu'en Algérie, dans ce contexte, les manifestations antijuives font plusieurs morts. Par ailleurs, la mobilisation pour la défense de Dreyfus fait émerger la figure de l’intellectuel républicain engagé comme Anatole France ou Lucien Herr. Tandis que se développent des ligues d’extrême droite comme la ligue des patriotes du nationaliste Paul Déroulède. A l'opposé, Ludovic Trarieux crée la ligue des droits de l'homme pour défendre Dreyfus et les libertés fondamentales. On observe par ailleurs, une évolution dans la presse de l'époque. Par exemple, Le Figaro d'abord Dreyfusard finit par changer de ligne quand ses lecteurs indignés se désabonnent . Cela confirme donc que le lectorat détermine aussi le contenu éditorial des différents organes de presse. Pour finir, on observe également une progressive régression de la ligne antidreyfusarde dans la presse de l'époque. A l'été 1899 %, le pourcentage des titres de presse que l'on peut qualifier d'antidreyfusards n'est plus que 52%. Les autres journaux étant soit pour la révision du procès (16%) soit strictement dreyfusards (32%).

Antidreyfusard : personne convaincue de la culpabilité de Dreyfus.

Dreyfusard : personne défendant Dreyfus.

Antisémitisme : haine des juifs.

Intellectuel(le) : désigne ici l’artiste, l’homme ou la femme d’esprit, engagé dans la vie politique.

Ligue : Dans le contexte de la Troisième République,  association destinée à défendre des intérêts politiques, philosophiques ou religieux. 

Conclusion : Quand éclate l'affaire Dreyfus, le paysage médiatique français est le reflet de la diversité des points de vue qui traversent la société de l'époque. Certains journaux d'extrême-droite trouvent dans cette affaire d'espionnage l'occasion de donner à leurs lectorats de quoi nourrir et entretenir leur antisémitisme.  A l'image de ce que fit Zola, la presse dreyfusarde a  cependant joué  un rôle fondamental pour faire éclater la vérité aux yeux de tous. La presse comme l'opinion publique évoluent donc ensuite progressivement. Les relations entre les médias et l'opinion publique sont donc bien plus complexes qu'il n'y paraît. Dans un contexte démocratique, on ne saurait réduire la presse à un rôle de propagande. Il n'en demeure pas moins que les journaux de l'époque sont des agents d'influence efficaces. Ils restent cependant dépendants du lectorat  qui paie pour les lire. Le contenu de la presse de l'époque est donc le reflet d'une multitude d'interactions entre des acteurs dont le nombre dépasse la seule relation existant entre le journaliste et son lecteur.

 A l'heure où  de grands médias excusent la médiocrité de leurs programmes en prétendant donner au public ce qu'il réclame, on constate que cette question reste d'actualité.