Évolution d'un mot et enjeux d'une notion

Pour faire simple, la frontière est la limite que sépare deux Etats et leurs souverainetés respectives mais la lettre de Vauban à Louvois  que nous avons étudiée montre que la notion a évolué. Quand Vauban s'exprime, nous nous trouvons à un moment charnière. Jusqu’alors le mot frontière n’avait pas le sens qu’il a aujourd’hui.

Le mot frontière vient du latin frons, frontis. Mais dans la Rome antique le mot ne désigne pas la limite mais la façade, la partie antérieure, le devant. Les limites de la cité sont alors marquées par le pomœrium. Pour rappel, au moment de la fondation de Rome  en 753 avant JC, Romulus prend un soc et trace le sillon (pomoerium). C’est une délimitation sacrale et inviolable. Selon certains auteurs, Remus est d’ailleurs tué pour avoir franchi la limite ainsi tracée par son frère. Dans la Rome antique des fêtes, les Terminales, sont données  en l'honneur du dieu Terme, protecteur des limites et des bornes. Dans l’antiquité, les limites sont donc sacrées. Le  mot profane  vient d’ailleurs de l’expression pro fanum, devant le lieu sacré, en deçà de ses limites.

Plus tard, les Romains inscrivent les limites de leur Empire à l’intérieur du limes qui a une fonction clairement défensive car il est fortifié et doit protéger des invasions barbares. Le mur d’Hadrien (120 km au sud de l’Ecosse)  et complété en Germanie par le mur du diable (550 km entre le Rhin et le Danube.

Mais au 5ème siècle, les barbares ont raison de l’Empire. (476, chute de l’empire Romain d’Occident). Il est intéressant de noter alors les distorsions entre les territoires successifs et celui de la France contemporaine. Le royaume de Clovis ne s’étend pas à toute la Gaulle. Il ne contrôle pas la Septimanie (Languedoc Roussillon) et les territoires burgondes (prolongements des vallées de la Saône et du Rhône). Ensuite, très vite, les partages successoraux divisent le royaume mérovingien.  Avec les carolingiens, Charlemagne offre le dernier exemple de tentative de reconstitution d’un empire romain d’occident chrétien en se faisant couronner empereur en 800 à Rome. Cependant, le contrôle de la périphérie de l’empire est difficile. Les marches du francique marka (la frontière) désignent des  territoires de protection ou des zones mal soumises, mal pacifiées. Elles  étaient confiées à des marquis ou margraves. Dans ce contexte, les frontières ne sont pas  linéaires. En 843, le traité de Verdun divise  l’empire de Charlemagne en trois parties au bénéfice de ses  petits fils. Charles II le Chauve obtient alors la Francie Occidentalis, délimitée par quatre «fleuves » : l’Escaut, la Meuse, la Saône et le Rhône. Mais, les divisions du Moyen-âge et le développement du féodalisme ont raison de cette unité formelle. Finalement,  si le royaume des capétiens (987 : avènement d’Hugues Capet) correspond approximativement aux limites de la Francie occidentale, le roi de France n’est qu’un seigneur parmi d’autres. Ces derniers lui doivent cependant l’hommage au nom du principe de suzeraineté. Le domaine Royal est alors très limité. Les rois capétiens, notamment  Philippe Auguste cherchent alors à étendre le domaine royal à l’ensemble du royaume et à assoir ainsi leur souveraineté. 

Dans le contexte de la Guerre de cent ans (1337-1475), dernière guerre féodale qui oppose dans un double conflit de souveraineté et de succession les Plantagenets aux Valois, la frontière désigne la ligne de front d'une troupe en ordre de bataille. Ainsi Jeanne d’Arc ne dit-elle pas : «  Y m’est bien tart que demain soit pour voir les anglois en frontière ». Il faut alors comprendre : «  Il me tarde demain pour rencontrer nos ennemis sur la ligne de front ».

Les Valois puis les Bourbons cherchent à faire correspondre les contours du royaume à des obstacles naturels.  On parle d’ailleurs de politique des frontières naturelles.

Il a fallu près de six siècles de Philippe Auguste à Louis XIV pour que la France par les conquêtes, les traités et les mariages, ressemble a peu près à ce qu’elle est actuellement.  Cependant, après Louis XIV, la monarchie affaiblie par les guerres doit renoncer aux débouchés maritimes de la Meuse et de l'Escaut. Elle doit aussi se contenter d'un regard sur le Rhin.

C’est au 17ème siècle que s’affirme la conception que nous avons actuellement de la frontière. Jusqu’ alors les frontières des entités politiques étaient floues. Désormais, elles ne le seront plus.

En 1648, le  traité de Westphalie met fin à la guerre de trente ans et précise les frontières de neufs Etats et ensembles étatiques. Le modèle de l’Etat moderne s’impose. Sa souveraineté s’exerce sur un territoire et ses limites sont reconnues de façon interétatique. On parle de modèle de l’Etat Westphalien.

En 1673, Vauban définit à Louis XIV son pré-carré, c'est-à-dire, la forme dans laquelle devrait s’inscrire le royaume de France afin de créer des lignes plus faciles à défendre que des places fortes disséminées. Au nord-est, il crée deux lignes de fortifications face au Pays-Bas espagnol. Il établit également tout un réseau de places-fortes qui entourent le Royaume. Notons au passage qu’on n’évoque pas alors un hexagone. Jusqu’alors la seule mention d’un hexagone correspondant à une limite se lit dans le « Gargantua » de Rabelais, où l’abbaye de Thélème offerte au moine Jean des Entommeures par le père de Pantagruel a une forme à six côtés.

Sur la question des frontières, il n’y a pas totalement rupture entre la Révolution Française et l’Ancien Régime. Ainsi,  dans le contexte de la guerre contre la coalition européenne qui menace la révolution, Danton déclare le 31 janvier 1793 : "Les limites de la France sont marquées par la nature. Nous les atteindrons dans leurs quatre points : l'Océan, au Rhin, aux Alpes, aux Pyrénées". Il faut cependant bien comprendre que la coïncidence entre les limites et des obstacles naturels n’est que le fruit de processus historiques et politiques. M. Foucher dit d’ailleurs aujourd’hui que les frontières ne sont jamais que « […] du temps inscrit dans l'espace ». Les frontières strictement naturelles n’existent pas. C’est par convention entre des sociétés humaines que les frontières peuvent correspondre à des obstacles physiques.

La révolution poursuit la politique de réduction des enclaves engagée par les Bourbons.  Ainsi, le 14 septembre 1791, l’Assemblée nationale vote le décret de réunion d’Avignon et du Comtat Venaissin à la France qui appartenaient au pape.

La nouveauté réside dans  l’affirmation du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Ainsi au sujet du rattachement des états pontificaux, Robespierre déclare le 18 novembre 1790 : « Juste ciel ! Les peuples, la propriété d'un homme ! et c'est dans la tribune de l'Assemblée nationale de France que ce blasphème a été prononcé ! " ». Il affirme alors l’idée d’une souveraineté nationale qui est désormais celle du peuple et non celle d’un roi. Ainsi apparaît le modèle de l’Etat-nation où l’entité politique coïncide avec une communauté caractérisée par des références identitaires et/ou un sentiment d’appartenance au même groupe. Au 19ème  siècle, cette idée a beaucoup de succès en Europe. Le Printemps des peuples en 1848 et les unités italienne (1861) et allemande (1871) en témoignent. Les frontières de l’Europe sont alors redessinées. La France de Napoléon III obtient pour ses services, Nice et la Savoie. C’est ensuite, note Eugen Weber, sous la Troisième République, vers 1890, que se diffuse  l’image d’une France inscrite dans un hexagone.

De l’autre côté de l’Atlantique est théorisée, à peu près à la même époque (1893),  une autre définition de la frontière. La anglo-saxon distinguent en effet, la boundary line ou borderline (frontière au sens précédemment évoqué)  de la frontier. Cette dernière évoque  plutôt un front pionnier. Il s’agit d’une limite mouvante qui sépare les régions habitées des espaces encore vides  et non contrôlés. C’est à cette définition et à l’esprit de pionniers de la conquête de l’ouest que J.F. Kennedy fait référence plus tard lorsqu’il annonce en 1960 sa politique de « nouvelle frontière  » (New Frontier). On peut aussi penser au front pionnier amazonien et à cette phrase prononcée dans les années 70 par le général-président brésilien Medici: «  Que les hommes sans terre aillent sur la terre sans hommes ! »

Aujourd’hui, la question qui se pose est celle de l’éventuelle disparition des frontières.  Certes, la mise en place d’organisations telles que l’OMC ou l’Union européenne contribuent à la défonctionnalisation des frontières. En effet, l’organisation internationale basée à Genève cherche, en promouvant le libre échange, à réduire les barrières douanières. Tandis que les accords de Schengen et la création d’un marché commun puis d’une Union douanière ont favorisé la libre-circulation des marchandises et des ressortissants de l’UE. Cependant, M. Foucher considère que, malgré tout, dans un contexte de mondialisation et d’ouverture croissante des économies, on assiste, en réalité, à un processus généralisé de re-territorialisation à l’intérieur de frontières qui restent marquées. Ainsi, le monde contemporain est encore structuré par 253000 km de frontières. Pour l’essentiel, il explique ce maintien des frontières de trois façons.  D’abord, la fixation de frontières correspond à la fin des empires. Les empires coloniaux pour commencer puis le bloc de l’est et l’Union soviétique. Ainsi, entre 1991 et 2007, plus de 26000 km de nouvelles frontières ont été institués.  Par ailleurs, il note aussi la volonté de certaines puissances d’affirmer leur contrôle sur les marches périphériques. C’est la politique menée par la Chine au Tibet et au Xinjiang (nom qui signifie littéralement : nouvelle frontière). Enfin, il note dans un contexte de multiplication des flux, que l’affirmation de la frontière peut correspondre à une mise en scène de la souveraineté des Etats. C’est dans ce cadre que peut se comprendre le processus de « barrièrisation » de certaines frontières.  Ainsi, le modèle de la frontière-clôture (avec des moyens de contrôle plus ou moins sophistiqués) représente 20000 km. La frontière est donc loin d’avoir disparue.