Une
photographie peut-elle changer l'opinion ?
“Celui qui n’apprend pas à déchiffrer
les photographies sera l’analphabète du futur” (Walter Benjamin – 1931)
Certains
journaux ont choisi une photographie de Wael Hamzeh. pour illustrer les
bombardements aux Liban contre le leader du Hamas Hassan Nasrallah.
Comment expliquer que cette photo aie été
choisie ? Plus largement ont peut s’interroger sur les caractéristiques
sur des grandes photos qui ont marqué l’histoire du
photo journalisme.
Quelles sont leurs particularités ? En
quoi se distinguent-elles des autres photographies ? On peut également se
demander si ces photographies peuvent influencer l’opinion publique. L'opinion
publique désigne la façon de penser partagée par le plus grand nombre.
Quelle relation l’opinion publique entretient-elle avec ce qui n’est au départ
qu’une technique permettant de reproduire
une image au moyen de différents supports. Dans le cas de la photographie
traditionnelle ou argentique il s’agit d’un support chimique photosensible.
Dans celui de la photographie numérique, c’est d’un support électronique qu’il
s’agit.
Alors,
l’opinion est-elle aussi « photosensible » ? La photographie
peut-elle changer l'opinion ?
I Il existe des photographies ….
a) ...qualifiées d'icones …
Les photographies érigées au rang d’icones médiatiques ne sont pas si
nombreuses. Pour les besoins de la démonstration il est possible d’en retenir
quelques unes en relation avec le programme. La première est une photographie de Nick Ut. Il l’a
réalise le 8 juin 1972 à la sortie du village de Trang
Bang dans le sud Vietnam qui vient
d’être bombardé au Napalm. Nick Ut ne se contente pas de prendre la
photographie. Il recueille également la petite Kim Phuc
qu’il amène à l’hôpital pour la faire soigner. 17 interventions étalées sur 14
mois ont permis de sauver la petite fille. Grâce à de bonnes conditions météorologiques,
par radio-téléphone puis au moyen des sous-marins
américains, la photographie est transmise aux bureaux de l’Associated
Press. Elle fait donc la une des journaux américains
et du monde entier à partir du 12 juin.
Nick Ut obtient ainsi le prix Pullitzer.
En
1993, le Soudan est frappé par une famine extrêmement grave. Le 11 mars Après
avoir attendu 20 minutes que le vautour
déploie ses ailes derrière l’enfant mourant de faim, Kévin Carter
déclenche l’obturateur de son appareil. Il est alors à quelques mètres du
centre de secours de médecins du monde. Il obtient lui aussi le prix Pullitzer pour cette photographie. Mais il se suicide le 27
juillet 1994.
En 1997, l’Algérie est frappée par une série
d’attentats perpétrés par les Groupes islamiques armés (GIA). Le 22 septembre
près de 200 personnes sont massacrées à Zmirli près
d’Ager Hocine Zaourar
prend cette photographie à l’hôpital où il aperçoit cette femme pleurant la perte de membres de sa famille. Diffusée
l’Agence France Presse, cette photographie connaît un grand succès dans le
monde entier. Elle est reprise par près de 750 journaux, et rebaptisée la « madonne de
Bentahla». Dans
cette femme effondrée, l'Occident voit une pietà qui s'inscrit dans la tradition picturale chrétienne.
En
septembre 2015, la presse européenne publie la photographie du petit Aylan mort noyé sur
une plage de la station balnéaire de turque de Bodrum..
Cette photographie a été prise le mercredi 2 septembre par Nilüfer
Demir, une photographe de l'agence turque DHA.
b)
...tant elles semblent avoir un effet
sur l'opinion publique ...
L’évolution de l’opinion publique américaine a eu un impact majeur sur le
déroulement de la guerre du Vietnam. Les sondages,
menés notamment par l’institut américain Gallup (c’est le nom de
l’inventeur du procédé dans les années 30) révèlent que celle-ci a basculé.
D’abord majoritairement favorable à l’intervention des EU au Vietnam dans le
contexte de la guerre froide, celle-ci dévient ensuite hostile à cet engagement
comme en témoignent les chiffres de 1972. Certains ont pu affirmer que l’armée
américaine avait perdu la guerre de
l’image. La photographie de Nick Ut aurait alors contribué, avec
tant d’autres, notamment celle des body bags, à retourner l’opinion publique américaine.
En 2015, en France, dans le contexte de la
« crise migratoire », on a pu constater une évolution de l’opinion
publique sur la question de l’accueil des migrants. Le 2 septembre un sondage
commandé par BFM TV révélait que 56% des français étaient opposés à l’accueil
de migrants en France. Or, une semaine plus tard, le même média révélait que
l’opinion publique française avait changé puisqu’ après la diffusion de l’image
du petit Aylan kurdi, 53%
des français se disaient favorables à l’accueil de réfugiés et de migrants sur
le territoire français.
c)
Elles présentent en général des caractéristiques communes
Comment expliquer
l’impact de ces photographies sur l’opinion publique ? Pour la philosophe Marie-José Mondzain,
l’image iconique est un symbole universel.
Parmi ces symboles qui touchent la plupart des publics figure l’enfant mort ou
mourant. On peut citer aussi le Vautour
et l’enfant de Kévin Carter (Soudan-1993), Omaya Sanchez photographiée par Franck Fournier (Colombie-1985). Les mères éplorées ou en deuil sont
aussi parfois les sujet de ces images iconiques. La « Madonne de Bentahla » d’Hocine Zaourar.( Algérie-1997) figure
dans cette catégorie ou la « Madone
des décombres » de Tadashi Okubo pour le quotidien "Yomiuri
Shimbun" (Japon-2011). Le sémiologue Roland Barthes dirait que
l’enfant disparu et la douleur de la mère font partie d’un studium partagé par le plus grand
nombre. Ce terme désigne, pour lui, les références culturelles communes
permettant d’interpréter et éventuellement d’être touchés de la même façon par
l’image. Ces photographies ont d’ailleurs des relations avec d’autres images.
On peut parler avec Clément Chéroux d’intericonicité. Il forge cette expression en reprenant l’expression de Gérard
Genette au sujet de la littérature. Ce dernier parlait d’intertextualité. Par exemple, on peut reconnaître le Cri de Munch sur le visage de Kim
Phuc. On peut identifier une Piéta chrétienne dans en la « Madone de Benthala ».
Pour Marie-José Mondzain, les photographies iconiques ont un autre
point commun. Elles sont des promesses
de résurrection ou d’insurrection. Elle veut dire par là que ces images
nous poussent à vouloir changer le cours d’une réalité inadmissible. La mort d’Aylan Kurdi est inacceptable. On
aimerait tout faire pour l’empêcher, ou pour empêcher que cela ne se
reproduise.
Enfin, ces images donnent à voir l’ « in-visible ». Ce qui peut difficilement être
représenté : la douleur du deuil, le désespoir, l’état de choc. L’ « in-visible »
peut désigner aussi ce qui d’habitude n’est pas montré, le tabou :
l’enfant mort, sa chair convoitée par un animal ou alors sa nudité. Ainsi, la
photographie de kim Phuc
courant nue, ne fut publiée que le 12 juin parce que certains chefs de
rédactions trouvaient la photographie pouvait choquer la décence publique. Si
l’image iconique n’est pas toujours transgressive,
elle comporte souvent un décalage, une
discontinuité, une hétérogénéité entre les éléments qui la
composent. Roland Barthes parle à ce sujet de punctum, une forme de ponctuation qui, comme un point, rompt la
continuité du message, du discours. Cet effet se perçoit sur une photographie
prise également dans le contexte de la guerre du Vietnam : la jeune fille et la fleur de Marc Ribout. Ce sentiment d’incongruité, de bizarrerie, peut aller jusqu’au malaise. On ne peut s’empêcher de se
demander pourquoi le témoin de la scène a pris la photo plutôt que de secourir
la victime. On ressent ce malaise en regardant la photo intitulée Le vautour et l’enfant. Kévin Carter
a d’ailleurs été très critiqué pour cela. Tout comme Ketevan
Kardava, envoyée spéciale d'une chaîne publique
géorgienne à Bruxelles. C’est elle qui a photographié La femme à la veste jaune qui a fait la une de nombreux journaux à
la suite des attentats d’avril 2016. Elle a dû s’en expliquer et rappeler
qu’elle ne s’est pas faite payée pour se tirage. Ce n’est que 28 ans après les
événements qu’il fut révélé que Nick Ut était celui qui avait recueilli
la jeune brulée et amenée à l’hôpital. Il fut ainsi disculpé du tort d’avoir
tiré sa célébrité d’une photographie prise sans se soucier du devenir de
l’enfant. Roland Barthes disait des photographies
ordinaires qu’elles étaient invisibles dans la mesure où, à les regarder,
on oubliait le support en se focalisant sur le sujet. Dans le cas de certaines
photographies iconiques, ce n’est
absolument pas le cas. On ne peut s’empêcher de s’interroger sur la vanité
de l’image face à l’urgence du drame.
Intericonicité : elle pourrait
être définie comme la présence d’une image dans une autre.
III Mais leur impact
sur le cours de l'Histoire ne doit pas être exagéré ...
Une
question reste ouverte : toutes les populations du monde perçoivent-elles
ces images iconiques de la même façon ?
On peut en douter si
on se souvient des références chrétiennes souvent évoquées à l’étude de
certaines de ces icones médiatiques. La crucifixion du Christ dans l’œuvre
recadrée de Nick Ut, la vierge Marie pleurant son fils dans la Madone de Bentahla.
Or ces références iconiques ne sont pas partagées par tout le monde. En
Algérie, Hocine Zaourar a été sévèrement
critiqué par la presse et le régime pour avoir publié sa Madone. D’une manière générale, on constate que toutes les cultures
n’ont pas le même rapport à l’image. Par exemple, les protestants gardent une
certaine réserve par rapport à la représentation des saints. Roland Barthes
avec J-J Goux rappellent également les préventions du judaïsme vis-à-vis
des images. On note cependant, malgré tout, que certaines références culturelles
sont partagées au-delà de l’aire de civilisation occidentale, si tant est
qu’elle existe. On peut y voir l’effet des étapes
de la mondialisation marquées successivement par la colonisation, et le développement de réseau de communication de dimension mondiale. Cette partie du
raisonnement mérite certainement un développement plus large.
En Europe même, la
réception de ces images peut-être différente. Par exemple, en Allemagne, le 11
septembre 2015, quelques jours après la diffusion de la photographie du petit Aylan, 66% des Allemands se disaient favorables à l’accueil
de réfugiés. Autrement dit, ils sont proportionnellement plus nombreux à être
favorables à une politique d’accueil en Allemagne qu’en France. Il convient
donc d’être nuancé lorsqu’on évoque l’existence d’icones universelles.
Ceci nous invite a rechercher ailleurs les explications de l’évolution de
l’opinion publique. L’ouverture apparente du peuple allemand peut s’expliquer
par un contexte socio-économique plus favorable. Par une histoire marquée au
cours du 20ème pas deux épisodes majeurs de flux et re-flux de réfugiés allemands : au lendemain de la
seconde guerre mondiale et à la veille de la chute du mur de Berlin en 1989. Peu
de commentateurs ont souligné le poids de ce passé dans les mémoires et les représentations de la société allemande.
L’effet d’une image iconique n’est pas non plus
permanent, pérenne. Il peut s’estomper avec le temps. Un sondage Ifop pour le compte du journal Ouest-France publié le 6
mars 2016 révèle que désormais une majorité de Français est opposée à ce que
les migrants arrivant sur les côtes grecques et italiennes soient répartis dans
les différents pays d’Europe, dont la France. Ce même sondage révèle une
érosion de cette proportion depuis septembre 2015 au moment de la diffusion de
la photographie du petit Aylan. En Allemagne
également, l’opinion publique allemande semble moins unanime depuis l’épisode
dramatique du réveillon du jour de l’an à Francfort. Ce jour-là de jeunes
femmes avaient été agressées, semble-t-il, par de jeunes migrants. Au-delà des
réactions légitimes suscitées par ce type d’agression, il faut aussi rappeler
l’importance de la question des agressions sexuelles dans la mémoire allemande.
La population fut en effet traumatisée par les exactions commises par une armée
rouge revancharde après l’épisode nazi. En effet, les femmes ne furent pas
épargnées alors.
Pour finir , on peut se demander si les photographies
iconiques ne sont pas plus des marqueurs de l’opinion publique qu’elles
reflètent que des facteurs de transformations. C’est en tout cas, sur ce point
qu’insiste André Gunthert, spécialiste
d’Histoire visuelle. Il s’appuie pour les besoins de sa démonstration sur
l’exemple de la photo de Nick Ut. Il rappelle que celle-ci a été publiée
en 1972 par Life, un journal
républicain pro-Nixon à l’heure où l’opinion publique américaine avait
déjà basculé depuis 1968 à la suite de l’offensive du Têt. On peut noter
également qu’à ce moment là le président américain avait déjà amorcé le
processus de « vietnamisation » du conflit, c’est-à-dire la
préparation du retrait américain en laissant la gestion de la guerre aux
troupes du Vietnam du Sud. Autrement dit les photographies iconiques marquent
parce qu’elles reflètent l’état de l’opinion publique, elles correspondent à
l’air du temps.
Conclusion :
S’il
est indéniable que l’opinion publique peut être sensible à certaines
photographies leur impact sur celle-ci peut s’avérer moins déterminant qu’il
n’y paraît. La sensibilité des opinions publiques est déterminée par des
références plus ou moins communes à toutes les sociétés. Certains symboles
semblent universels, mais les opinions publiques, si tant est qu’elles
existent, restent marquées par une histoire et des références spécifiques. Par
ailleurs, l'impact de ses images peut s'avérer limité dans le temps. D'autres
facteurs interviennent dans la formation des opinions publiques. Si, les
photographies peuvent donc contribuer à forger l'opinion elles ne le font pas
seules et systématiquement.
Bibliographie :
BARTHES R., La chambre claire, note sur la photographie, Cahiers du Cinéma, Gallimard Seuil, 1980.
GUILLOT
C., L'encombrante
"madone" d'Hocine Zaourar, LE MONDE,
06.10.2005.
Enquête
Ouest-France,
http://international.blogs.ouest-france.fr/archive/2016/03/05/migrants-schengen-15766.html
( date de consultaion mai
2016)
CHEROUX C., « Le
déjà-vu du 11-Septembre », Études
photographiques, 20 | Juin 2007,URL : http://etudesphotographiques.revues.org/998. consulté le 09 mai 2016.
BROUE
C, Une image peut-elle changer l'opinion
?, entretien avec André Gunthert : titulaire de la
chaire d'Histoire visuelle à l'EHESS et
Marie-José Mondzain : philosophe et écrivain,
directeur de recherche au CNRS, http://www.franceculture.fr/emissions/la-grande-table-2eme-partie/une-image-peut-elle-changer-l-opinion